mercredi 10 décembre 2014

Saraline - J'ai dix ans



La neige et la froidure ont envahi ma campagne depuis plusieurs jours. Le vent, chaque jour, semble apporter de nouvelles pelletées de neige qui s’amoncellent sur les quelque cinquante centimètres de neige qui forment déjà des congères sur les bords des routes et des chemins. Le sol est gelé, mon père doit casser la glace pour puiser l’eau nécessaire aux animaux de la ferme. Je ne peux même plus sortir mon vélo, la couche de neige emprisonne les roues jusqu’au moyeu … Ce jour-là, dès que le ciel se dégage un peu, mon père, emmitouflé dans sa grosse canadienne, la chapka vissée sur la tête et équipé d’un attirail que je ne connais pas ( une espèce de bobine de fil qui me semble énorme et qui contient des petits ronds brillants), vient me proposer de l’accompagner pour l’aider dans une tâche qu’il qualifie de « spéciale ». Il faut savoir que mon père est un grand bricoleur et que plus grand-chose ne m’étonne venant de lui, mais je trouve qu’il fait bien froid, j’étais bien au coin de la cheminée et puis c’est quoi ce machin bizarre, plein de fils et qui brille au soleil ? Mais…, j’ai dix ans, je suis curieuse et je tiens de mon père, j’aime bricoler, inventer, toucher à la nouveauté… Je m’équipe donc comme il se doit : bottes garnies de chaudes chaussettes tricotées main, blouson imperméable doublé d’un énorme gilet de laine (j’ai tout à fait l’allure d’un enfant trop nourri), un bonnet et des moufles. Et nous voilà partis vers un champ pas trop éloigné de la ferme paternelle, un champ qui n’est plus qu’une vaste étendue de neige dont je crains à chaque pas qu’elle ne déborde au-dessus de mes bottes. Mon père commence alors à planter quelques piquets, sur trois rangées, sur une bonne longueur. Puis il me tend l’engin, m’intime l’ordre de le tenir fermement et il se met à dérouler ce fil sur lequel dansent ces drôles de petits miroirs qui lancent des éclats de lumière aveuglants. Il arrime solidement ces fils aux piquets préalablement plantés. Cette mise en place à laquelle je n’ai rien compris m’a semblé un peu longue, mais en voyant l’air réjoui de mon père, je me dis que je n’ai encore rien vu. C’est alors que sa réflexion me laisse pantoise : « Ce soir, nous allons faire un vrai festin ; nous aurons des alouettes à la broche au dîner. » La petite campagnarde que je suis sait bien qu’il est normal de manger les animaux que nous élevons à la ferme, par contre, j’ai bien compris que les alouettes sont des petits oiseaux qui vivent librement dans nos champs et je n’avais pas imaginé qu’ils puissent un jour finir dans mon assiette … Au repas du soir, la petite bestiole coincée entre deux bardes de lard, au grand désespoir de mon père, ne m’arrache qu’un haut le cœur, suivi d’une crise de larmes …

J’ai dix ans et je viens de vivre une sacrée journée. 
 
** plus ou moins autobiographique ; en 1956, la chasse aux alouettes n’était pas encore formellement interdite, et je ne me souviens pas de « récidives » ! 
 
*** J'aurais dû, aussi, remercier Vegas, qui m'a donné l'idée de ce "flashback " !

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