Ma mère, toute à son affaire, convainc mon père et même l’institutrice de CM2 (pourtant plutôt anticléricale), de la bonne cause de son entreprise.
Et nous voilà parties, en train, pour la cité mariale.
Je vous laisse considérer l’aspect insolite de notre groupe ! Quatre femmes (enfin presque, puisque je n’ai que 10 ans), dont le seul vrai lien évident d’amour est… moi ! « Pauvre de moi » me suis-je pensé… mais la perspective de faire l’école buissonnière durant quelques jours m’enchante, et les entreprises de ma mère peuvent se révéler plutôt croquignolesques.
Je ne me souviens plus très bien du trajet, mais l’arrivée à la pension de famille ne manque pas de piquant lorsqu’il faut déterminer la répartition des lits, car, faute de moyens nous devons nous serrer dans 2 chambres. Ma grand-mère toute de noire vêtue fait grise mine à l’idée de partager une chambre avec sa belle-sœur, un rien méprisante à son égard du fait de son inculture, et de sa « foi du charbonnier » comme le dit souvent mon père (il me semble bien d’ailleurs qu’avec l’habit couleur anthracite qu’elle porte en permanence, elle a bien un petit quelque chose du charbon qu’elle met dans son poêle, unique moyen de chauffage de son petit logement, et qu’elle fait corps avec sa ville minière d’origine).
Mais il n'est pas question que la grand-tante, hypocondriaque, puisse être contaminée par mon chant du coq qui pourrait se transformer en son chant du cygne… Alors, après quelques palabres, ma mère tranche vivement qu’elle partagera mon lit. Vue qu’elle est déjà une miraculée de la typhoïde durant la guerre, mes cris de basse-cour ne lui font pas peur.
Nous sommes ensuite sorties afin de suivre l’emploi du temps bien chargé de tout pèlerin qui se respectent à Lourdes : messes, procession, repas à la pension de famille (allez savoir pourquoi se terminant inlassablement par de la compote !).


Je vous passe les éternels « L’heure était venue… », et les chapelets à la chapelle du Rosaire, et les cierges, l’eau bénite, et enfin tout le décorum de cette bonne vielle grotte de Lourdes.
Ma tête dodeline de fatigue alors que dans un lent cortège hypnotique, nous chantons sans relâche le cantique à Marie, en fixant les paroles du cornet en carton censé protéger la bougie du vent. Je me sens flotter, extatique…


Mais au 3ème jour de ce régime, ma mère se met en tête de lâcher provisoirement le pèlerinage et d’aller excursionner à Pau. Pour ma plus grande joie car les échanges entre les trois femmes commencent très sérieusement à me peser. Il faut comprendre qu’à part moi, leur seul autre lien était un homme vénéré : pour l’une le frère, pour la deuxième l’époux dont elle est la veuve inconsolable, et pour la troisième sa fille unique chérie. Lourdes avait été son dernier voyage, alors qu’il était très malade. Je n’avais pas connu mon grand-père et comprenait bien qu’elles pouvaient être tristes de penser à lui en ces lieux, mais ce voyage inattendu se transformait peu à peu pour moi en calvaire.
De bon matin, nous attrapons donc la ligne de car régulière, et nous nous retrouvons en plein centre-ville : direction le château de ce bon roi Henri. Il me revient son histoire de faire manger à tous de la poule et j’imagine à un moment que cela va guérir mon « chant du coq ». Ma mère en fait à une toute autre idée en tête, et elle nous fait entrer toutes les quatre dans un café, et commande quatre verres de Jurançon, car à ses yeux « il n’y a rien de meilleur dans ce coin de Pyrénées ! »
Je crois que je n’oublierais jamais la tête effarée du garçon et son sourcil levé en forme de circonflexe interrogateur vers ma mère : « 4 Jurançon, ma p’tite dame ? même pour la p’tite ? » dit-il en me désignant du menton.
Sans se démonter, ma mère lui dit : « Henri IV a bien été baptisé au Jurançon et il était beaucoup plus jeune que ma fille, non ? »


Bien que j’aie pensé alors que ma mère était vraiment un peu folle, je l’ai admiré pour cette liberté-là !
Nous sommes ensuite allées visiter le château, avons pu admirer le panorama et contempler la célèbre carapace de tortue ayant soi-disant servi de berceau au bébé (pas encore royal).

Lorsque je me suis couchée, ce soir-là, je ne sais pas si j’étais guérie, mais je me suis dit : « j'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée. »

Depuis lors je dois bien avouer avoir toujours eu une petite tendresse pour le vin de Jurançon…