Parfum de femmes ou, comment est née une obsession.
Ils sonnent à la porte d’en bas. « Entrez, c’est ouvert » leur crie mon père depuis le perron ». Ils montent et avec eux montent le bonheur, et l’insouciance de la jeunesse.
La plus jeune sœur de mon père vient nous présenter son mari tout neuf. Ils débarquent de Paris, ou presque de Paris, de Melun, et vont dormir à la maison. Elle est jeune, jolie, lumineuse et un peu foldingue. Lui, c’est une autre lumière, plus douce, drôle et poétique. Ils sont arrivés par le train, juste avant midi. Dans leurs yeux, un désordre heureux, un brin de folie et une joie simple qui se posent doucement sur nos épaules. Ma grand-mère, chignon blanc, regard bleu et blouse grise s’affaire devant le fourneau à barre de laiton depuis tôt ce matin. Mon père ravi, se montre encore plus théâtral que d’habitude. Maman, elle, timide et réservée veille à ce que le couvert soit mis comme il se doit, fourchette à gauche et couteau à droite et que les serviettes de table soient joliment pliées dans les assiettes blanches.
Ils m’ont apporté un jeu de ping-pong. La table de la salle à manger étant remplie, mon oncle décide unilatéralement de tendre le filet dans le couloir, mais « à hauteur d’homme ». Alors un match épique se déroule. Je suis avec mon père, contre mon oncle et son épouse toute neuve. On joue à grands éclats de rire, la balle se perdant sans cesse derrière le rideau de l’escalier ou le sous le grand buffet. Papa tente de couper les balles et de les smasher avec force, comme quand il était jeune. L’oncle ramène tout avec décontraction. C’est le jeune couple qui gagne haut la main. Papa m’explique comment tenir la raquette, comment servir, comment effectuer un coup droit, un revers, un smash et surtout comment donner de l’effet à la balle ... « mais tu verras quand on aura mangé, on mettra le filet sur la table et on gagnera ». Je garde mon quant à soi et acquiesce en regardant de côté le tonton embrassant sa jeune épouse toute neuve.
La journée se passe en narration complète et circonstanciée du mariage auquel nous n’avions pu nous rendre, en descriptif précis des cadeaux somptueux reçus – tu te rends compte, une pince à sucre ... en argent – et au rappel des souvenirs du passé, enjolivés, magnifiés, sublimés.
Et vers le soir mon père lance « et si nous allions au cinéma ». Oui, oui, enthousiaste de la part de toute la famille. Un coup d’œil sur le journal. La séance de 8 heures et demi « du soir » au Rialto propose « Du mouron pour les petits oiseaux » ... avec Paul Meurisse précise mon père, acteur qu’il adore. « Et le petit ? » Demande maman. « Il vient avec nous ». « Bon, alors mets ton manteau » Un quart d’heure à pied en bavardage et en gestes amples, sur le cinéma, Jules Berry, Gabin et les seconds rôles fétiches de mon père, Carette, Adam, Tissier, Aimos ... Il y a un peu de monde qui attend devant l’entrée. « Je vous invite » dit mon père jouant les grands seigneurs, et sans écouter les refus embarrassés de sa sœur, il prend les billets pour tout le monde.
C’est la troisième fois que je rentre dans un cinéma. La première avec mes parents pour Blanche Neige dans la salle paroissiale, la deuxième avec ma grand-mère au même endroit pour Les dix commandements.
Mais cette fois c’est un film un peu policier auquel je ne peux rien comprendre.
Et pourtant j’ai gardé en mémoire une phrase étonnante que Paul Meurisse prononce en entrant dans une chambre, me tirant brutalement de ma torpeur : « hmmm, ça sent la femme ici !» Cette phrase m’a marqué à jamais et j’ai passé mon adolescence à détecter, deviner et respirer les parfums et les odeurs dans le sillage des filles. Imaginez, la tête de ma mère murmurant assez fort dans un reproche appuyé à mon père « tu vois, on aurait jamais dû l’emmener voir ça ». Et bien j’ai dix ans et je viens de vivre une sacrée journée.
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