Je suis née à Detroit, état du Michigan, avant la Grande Dépression. A cette époque, il n'y avait pas encore de robots, d'ordinateurs ni de tables graphiques, mais des inventeurs dont le cerveau crachait de la fumée par tous les orifices, des ingénieurs penchés sur des planches à dessin, des nuées d'ouvriers qui sifflaient en boulonnant, des contremaîtres qui gueulaient et des capitalistes qui fumaient le cigare en rêvant d'édifier des gratte-ciels à leur nom. Les cheminées de brique des usines...

Accélère, dis-je, ce n'est pas un roman que nous sommes censés écrire. En outre le feu était passé au vert et Dunois, sur son cheval, heaume levé, la lance trépidante, klaxonnait derrière nous avec impatience.

Minute, j'y arrive, embraya t-elle. Le jour de mes dix ans, on m'emmena disputer la fameuse course qui a lieu tous les ans en mai à Indianapolis. J'étais précoce, rodée depuis longtemps, et je n'avais pas froid aux phares. Une foule immense était venue admirer les bolides, l'air graillonnait de hot-dogs, de burgers et de gaz d'échappement délicieux. Nous étions dix-huit sur la ligne de départ, des Cadillac, des Studebaker, des Oldsmobile, et moi qui étais la seule Chrysler. Dans le dernier tour, une General Motors menait la course, j'étais juste derrière, mais voilà qu'elle manqua un virage et, filant tout droit, se mit à fumer sur l'herbe comme un barbecue dès qu'elle en eut fini avec ses trois tonneaux. Je passai en vrombissant sous le drapeau à damier, j'avais gagné ! Tu peux me croire, lorsque j'accomplis mon tour d'honneur avec le bouquet du vainqueur sur le capot, tout en buvant au goulot la première gorgée de champagne de ma vie, j'ai pensé très fort : J'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée.
Il y eut un temps de silence car ma Chrysler, émue d'avoir évoqué ces souvenirs, s'était garée sur les pavés herbus des quais de Loire. Près de nous bivouaquait l'armée de Jeanne, qui rôtissait des saucisses et des oiseaux au fumet délectable, en lâchant des jurons joyeux qui fleuraient bon la paix retrouvée.

Bon, repris-je, ton histoire n'est pas mal, je te le concède, nous essaierons de la fourguer un jour. En ce qui concerne la mienne pour la semaine présente, j'avais pensé à une chute épique, qui situe l'anecdote intime dans une perspective historique et héroïque, par exemple, et j'aimerais connaître ton avis : Orléans, Orléans outragé ! Orléans brisé ! Orléans martyrisé ! mais Orléans libéré !

A ces mots ma Chrysler se mit à pétarader avec énervement. Le thème de la semaine, me lança t-elle, ce n'est pas ta petite personne, ni les fêtes de Jeanne d'Arc de ton enfance, ni les grandes pages de l'histoire de France. Ce qu'on nous demande, c'est d'écrire une auto biographie. Comme la mienne. Et détachant les mots avec insistance : auto biographie !

Une chance que j'ai ma vieille Chrysler dans le garage qui me sert aussi d'atelier.