Auto biographie
Vers huit heures ce lundi matin, je descendis au garage où dort ma vieille Chrysler et qui me sert aussi d'atelier. C'est ici que j'écris mes textes. Mais cette semaine je ne suis pas inspiré. Je contemplais l'établi en me grattant la tête, le tas de métaphores rechapées qui gît dans un coin à même le ciment, les oxymores suspendus au râtelier, par rang de taille, les casiers pleins de synecdoques, d'antonomases et de paronomases. J'ouvris et fermai machinalement les tiroirs où j'ai toutes mes hyperboles et mes anacoluthes. Que vais-je bien pouvoir écrire. Ma Chrysler, avec qui je discute souvent et qui me donne parfois un coup de main pour les finitions et le polissage à la peau de chamois, m'observait avec goguenardise. J'attrapai une synalèphe et lui dis Bjour. On a quoi comme thème cette semaine, demanda t-elle. Je le lui dis, Ah fit-elle en une ellipse magnifique. C'est pas le tout, nous avons du taf, dis-je, et je me lançai.J'étais gamin pendant la guerre de Cent Ans, qui n'en finissait pas. J'habitais Orléans, que les Anglais occupaient en attendant avec flegme qu'on les boute hors de France. Le 8 mai Jeanne d'Arc, arrivant de Chinon, enleva le châtelet des Tourelles et descendit triomphalement la rue d'Illiers, qui sentait bon le crottin, le cuir, la graisse et le suif des flambeaux. Je courais avec la foule en liesse au milieu des chevaux caparaçonnés, les armures cliquetaient et les oriflammes claquaient dans la brise caressante du soir. A l'arrière du cortège Gilles de Rais distribuait aux enfants des bonbons, des chewing-gums et des cigarettes américaines. Plus tard un feu d'artifice fut tiré aux abords du pont Royal depuis des barques sur la Loire, et je me dis, couché dans l'herbe à admirer le bouquet final tout en tirant la première bouffée de ma vie : J'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée.
Tu es complètement hors sujet, me coupa ma Chrysler, qu'est-ce qui te prend de raconter ta vie, qui crois-tu que cela intéresse. Jamais Songeuse ne laissera passer ça, et ne compte pas sur Le Géomètre ou Nevada sur Loir pour te sauver la mise. Allons faire une balade sur les bords de Loire et laisse-moi faire. Nous sortons du garage, et la voilà qui démarre, au quart de tour je dois le reconnaître, car c'est une excellente voiture comme on n'en fait plus.
Je
suis née à Detroit, état du Michigan, avant la Grande Dépression. A
cette époque, il n'y avait pas encore de robots, d'ordinateurs ni de
tables graphiques, mais des inventeurs dont le cerveau crachait de la
fumée par tous les orifices, des ingénieurs penchés sur des planches à
dessin, des nuées d'ouvriers qui sifflaient en boulonnant, des
contremaîtres qui gueulaient et des capitalistes qui fumaient le cigare
en rêvant d'édifier des gratte-ciels à leur nom. Les cheminées de brique
des usines...
Accélère, dis-je, ce n'est pas un roman que nous sommes censés écrire. En outre le feu était passé au vert et Dunois, sur son cheval, heaume levé, la lance trépidante, klaxonnait derrière nous avec impatience.
Minute, j'y arrive, embraya t-elle. Le jour de mes dix ans, on m'emmena disputer la fameuse course qui a lieu tous les ans en mai à Indianapolis. J'étais précoce, rodée depuis longtemps, et je n'avais pas froid aux phares. Une foule immense était venue admirer les bolides, l'air graillonnait de hot-dogs, de burgers et de gaz d'échappement délicieux. Nous étions dix-huit sur la ligne de départ, des Cadillac, des Studebaker, des Oldsmobile, et moi qui étais la seule Chrysler. Dans le dernier tour, une General Motors menait la course, j'étais juste derrière, mais voilà qu'elle manqua un virage et, filant tout droit, se mit à fumer sur l'herbe comme un barbecue dès qu'elle en eut fini avec ses trois tonneaux. Je passai en vrombissant sous le drapeau à damier, j'avais gagné ! Tu peux me croire, lorsque j'accomplis mon tour d'honneur avec le bouquet du vainqueur sur le capot, tout en buvant au goulot la première gorgée de champagne de ma vie, j'ai pensé très fort : J'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée.
Il y eut un temps de silence car ma Chrysler, émue d'avoir évoqué ces souvenirs, s'était garée sur les pavés herbus des quais de Loire. Près de nous bivouaquait l'armée de Jeanne, qui rôtissait des saucisses et des oiseaux au fumet délectable, en lâchant des jurons joyeux qui fleuraient bon la paix retrouvée.
Bon, repris-je, ton histoire n'est pas mal, je te le concède, nous essaierons de la fourguer un jour. En ce qui concerne la mienne pour la semaine présente, j'avais pensé à une chute épique, qui situe l'anecdote intime dans une perspective historique et héroïque, par exemple, et j'aimerais connaître ton avis : Orléans, Orléans outragé ! Orléans brisé ! Orléans martyrisé ! mais Orléans libéré !
A ces mots ma Chrysler se mit à pétarader avec énervement. Le thème de la semaine, me lança t-elle, ce n'est pas ta petite personne, ni les fêtes de Jeanne d'Arc de ton enfance, ni les grandes pages de l'histoire de France. Ce qu'on nous demande, c'est d'écrire une auto biographie. Comme la mienne. Et détachant les mots avec insistance : auto biographie !
Une chance que j'ai ma vieille Chrysler dans le garage qui me sert aussi d'atelier.
Accélère, dis-je, ce n'est pas un roman que nous sommes censés écrire. En outre le feu était passé au vert et Dunois, sur son cheval, heaume levé, la lance trépidante, klaxonnait derrière nous avec impatience.
Minute, j'y arrive, embraya t-elle. Le jour de mes dix ans, on m'emmena disputer la fameuse course qui a lieu tous les ans en mai à Indianapolis. J'étais précoce, rodée depuis longtemps, et je n'avais pas froid aux phares. Une foule immense était venue admirer les bolides, l'air graillonnait de hot-dogs, de burgers et de gaz d'échappement délicieux. Nous étions dix-huit sur la ligne de départ, des Cadillac, des Studebaker, des Oldsmobile, et moi qui étais la seule Chrysler. Dans le dernier tour, une General Motors menait la course, j'étais juste derrière, mais voilà qu'elle manqua un virage et, filant tout droit, se mit à fumer sur l'herbe comme un barbecue dès qu'elle en eut fini avec ses trois tonneaux. Je passai en vrombissant sous le drapeau à damier, j'avais gagné ! Tu peux me croire, lorsque j'accomplis mon tour d'honneur avec le bouquet du vainqueur sur le capot, tout en buvant au goulot la première gorgée de champagne de ma vie, j'ai pensé très fort : J'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée.
Il y eut un temps de silence car ma Chrysler, émue d'avoir évoqué ces souvenirs, s'était garée sur les pavés herbus des quais de Loire. Près de nous bivouaquait l'armée de Jeanne, qui rôtissait des saucisses et des oiseaux au fumet délectable, en lâchant des jurons joyeux qui fleuraient bon la paix retrouvée.
Bon, repris-je, ton histoire n'est pas mal, je te le concède, nous essaierons de la fourguer un jour. En ce qui concerne la mienne pour la semaine présente, j'avais pensé à une chute épique, qui situe l'anecdote intime dans une perspective historique et héroïque, par exemple, et j'aimerais connaître ton avis : Orléans, Orléans outragé ! Orléans brisé ! Orléans martyrisé ! mais Orléans libéré !
A ces mots ma Chrysler se mit à pétarader avec énervement. Le thème de la semaine, me lança t-elle, ce n'est pas ta petite personne, ni les fêtes de Jeanne d'Arc de ton enfance, ni les grandes pages de l'histoire de France. Ce qu'on nous demande, c'est d'écrire une auto biographie. Comme la mienne. Et détachant les mots avec insistance : auto biographie !
Une chance que j'ai ma vieille Chrysler dans le garage qui me sert aussi d'atelier.
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