Lyon, 1852

L’hiver traîne déjà ses bottes le long des quais et, au matin, l’eau verte se drape d’une brume montante habitée de silhouettes fantômes. Certains jours, vers midi, la lame froide et bleue du soleil vient trancher le ventre de la ville, dessinant ombres et lumières verticales, acérées. Les ruelles des vieux quartiers se perdent dans l’obscur alors que les façades colorées vives des immeubles, montent aux flancs des collines. Mais bien souvent, en cette année capricieuse, des pluies battantes, brutales comme une malédiction noient tout, et les nuages lourds s’accrochent bas dans les arrières cours ruisselantes.

Paul parle sans cesse. Il parle avec son cœur, avec son regard clair, avec son rire juvénile. Il parle avec sa voix qui parfois se fissure, laissant apparaître des fragments d’homme, des pans de lendemains qui glissent le pied dans la porte de l’enfance. Il se parle à lui-même. Il parle à son ami Joseph sur les pentes vers l’école. A sa colline travailleuse étreinte par les deux fleuves, et qui gronde encore au souvenir de la grande révolte. A son père qui l’embrasse le soir avant de retourner à la façure de soie. Son père penché nuit et jour sur le métier aux fils innombrables qui finiront par embrouiller sa vue. Il parle à sa mère, sourire de miel et regard soleil malgré les mains crevassées et les rides au coin des yeux.

Le violent orage qui ce matin s’est abattu sur Lyon fuit à l’horizon. Presque miraculeusement.
La nouvelle de l’annulation des cérémonies tant attendues pour la consécration de la statue de la Vierge, avait plongé la ville dans la consternation. Mais les pluies ont cessé. Le ciel s’est dégagé. Alors, à la nuit tombante, Paul a pris une bougie qu’il a placée dans un verre. Puis une autre et encore une autre. Puis il a posé ces lumignons sur le rebord de la grande fenêtre. Et il a vu. Il a vu que les fenêtres des immeubles alentour se sont illuminées aussi. Que les gens commencent à descendre dans la rue, tenant d’autres flammes.

Le voilà avec ses parents au milieu du flot. Tous vont sur la colline de Fourvière honorer la nouvelle statue de bronze dressée au sommet du clocher de la petite église. On s’interpelle, on chante. Les cloches de Saint Jean sonnent à toute volée. En quelques instants Lyon s’est embrasée.

Paul ne parle plus. Serré entre ses parents, il tient devant lui une lanterne. La flamme qui danse éclaire son visage rayonnant. Une larme coule doucement. Il l’essuie avec le béret qu’il garde dans l’autre main et avance dans cette foule immense d’hommes et de lumières*

• Nous sommes le 8 décembre 1852, date de la première illumination spontanée de la ville de Lyon. Illuminations qui deviendront plus tard la "Fête des Lumières"


Où se faire une idée du 8 décembre aujourd'hui à Lyon