Retour veineux
L’infirmière du Service, elle-même jeunette, apprenait à une élève stagiaire comment pratiquer la pose d’un cathéter sur un malade. Choisir entre le poignet et le coude, surtout ne pas tapoter le bras mais lisser la peau pour faire surgir les veines, bien badigeonner à la Bétadine, appliquer le garrot en serrant fermement, était l’essentiel de ses conseils avisés. La gamine, appliquée, reproduisait les recommandations sur mon bras.
Si je balisais ? Même pas, peut-être un peu d’appréhension, sans plus. N’ai-je point trois filles qui ont dû faire elles-mêmes, un jour, leurs armes dans leur emploi respectif ?
Il faut bien que le métier s’acquière sur le terrain et, si j’étais le patient de service dans cette histoire, pour la cause, je me conformais de bonne grâce à l’apprentissage de cette élève infirmière. C’était mon état d’esprit…
Après moult barbouillages et un énième repérage, elle vint enfin planter l’aiguille dans ma chair. Oui, d’une manière continue, sans hésitation et sans état d’âme, tout comme l’avait expliqué sa conseillère. Aussitôt, je sentis une brûlure aiguë pénétrer ma chair… Plus que de m’accommoder à ma douleur lancinante au ventre, celle qui m’avait fait entrer d’urgence dans cet hôpital, il fallait maintenant que je pare à ce nouveau tourment.
Je fermais les yeux, je serrais les dents, mon poing se crispait sans que je ne puisse vraiment le rouvrir. Avec son aiguille, je voyais bien qu’elle fouillait dans ma veine ; à gauche, à droite, en enfonçant, en reculant, elle cherchait mon filon veineux, ce sang qui manquait tant à sa démarche de perfusion.
J’essayais de penser à quelque chose de sympa ; la touche d’une truite cachée dans une cascade profonde, un arc-en-ciel mirobolant ployant tout le paysage, un visage avenant, celui rieur et innocent, celui qui s’affiche naturellement quand l’équilibre est rompu mais rien n’y faisait ; besogneuse, la douleur avait accaparé mon corps et mon esprit…
Enfin, sa conseillère lui proposa d’arrêter les frais ; elle-même allait prendre les affaires en main. Entre les dents, la novice s’excusa, aussi déçue par son échec que par l’appréciation future de sa tutrice…
Avec une recherche de confort maximum, l’infirmière diplômée se prépara à son ouvrage ; tout son matériel déplié autour d’elle et certaine de son fait, elle continua d’inonder la jeunette avec ses conseils toujours appropriés. Garrot, lissage du bras, détection de l’imprudente gonflée, Bétadine, c’était dans l’ordre ordinaire de sa méthodologie de cathéter. Sûre de sa victoire future, tel un grand toréador à l’ultime faena, elle planta l’aiguille dans ce qui aurait pu être ma délivrance… Mais non. Je ne ressentis que supplice perforant au bout de son épine acérée ; je cherchais du réconfort en regardant les nuages dévaler notre vallée du Rhône ; peut-être qu’ils allaient me soulever, m’embarquer et me balader loin de tout ce tumulte.
Mal à l’aise, mon collègue de chambrée s’était investi encore plus profondément dans la lecture du Dauphiné. Elle tritura son rostre dans ce qu’elle aurait voulu être une veine…
« Vous n’avez pas de retour veineux !... » me cria t-elle nerveusement, pour se dédouaner de son échec probant. Aussi, en retirant son aiguille, elle abandonna à regret cette veine sans espoir.
Tout à coup un véritable geyser de sang vint inonder mon bras, la protection qu’elle avait placée sur le lit et son beau pantalon blanc ! Dis ! T’en veux, du retour veineux ?!... Y en a des seaux ! Prenez et buvez, ceci est mon raisin ! Ça me brûlait les lèvres de lui balancer ces vérités flagrantes que je constatais avec effroi. Il y eut un blanc dans la chambre, enfin… un rouge…
Le collègue d’à côté faillit tourner de l’œil devant tout ce déluge dégoulinant.
L’infirmière, ne se démontant pas, déplaça sa chaise du côté du bras encore valide… Son discours envers la stagiaire avait diminué d’un ton comme si toutes ses certitudes avaient pris un sérieux coup dans l’aile. D’ailleurs, la gamine admirait le champ de bataille du lit avec une sorte d’ébahissement grandissant ; si elle vivait un début de cauchemar, j’en étais l’acteur principal. Moi, je me demandais comment j’étais venu me perdre dans cet hôpital ; je ne me rappelais même plus de ma douleur au ventre.
Après la Bétadine, le lifting soigné et sa grande conscience à l’effort, elle se risqua à planter encore son cathéter dans mon bras. De si près, je voyais bien toute son application ; ses yeux brillaient, ses narines frémissaient, ses gestes l’accaparaient…
Sa voix était montée dans les tours, dans des intonations sonores et perturbantes qui traduisaient toute son impuissance à accomplir cette tâche. Elle fouilla ma pseudo-veine avec une application forcenée ; j’avais l’impression nauséabonde d’une aiguille aimantée cherchant désespérément son nord dans les tréfonds de ma chair…
La pression était montée d’un cran ; je bouillais dans mon lit des supplices. C’est sûr ! Mes pauvres veines se cachent quand je vois comment tu les attaques ! J’oscillais entre l’envie de la gicler de ma chambre avec perte et fracas, remettre en cause sa qualité d’infirmière, parler de son incompétence sidérale et lui balancer dans les dents cette faute professionnelle impardonnable. Mais pouvais-je décemment rajouter de l’huile sur le feu de sa persévérance stérile, la déstabiliser encore un peu plus ? Si j’avais eu des fils, est-ce que je me serais laisser faire aussi longtemps ?...
Dehors, les nuages se pressaient pour ne jamais m’entraîner avec eux ; le soleil s’était caché et seules les ombres remplissaient la chambre comme une perfusion de noirceur indélébile. Je regardais intensément le plafond comme si mon ange gardien allait enfin venir à ma rescousse ; je serrais l’autre poing d’une bagarre que je savais perdue d’avance ; j’en avais ma claque de jouer les cobayes dans cette maison de fous.
Au milieu de cette lancinante vision de purgatoire, la pénitence avait le goût gênant de ma gorge sèche, des gouttes de sueur moites perlaient sur mon front et, dans le couloir, les claquements des portes emportées par des courants d’air étaient des vraies rumeurs de glas.
Quand, à bout d’arguments saignants, elle retira son instrument de torture, le sang gicla de nouveau avec des puissantes saccades qui éclaboussèrent l’étal de son pantalon et les draps de mon lit. Cachée dans un coin, la petite stagiaire se demandait si, en fin de compte, les conseils de cette infirmière étaient vraiment judicieux et l’autre malade de la chambre était blanc comme un linge. Forcément, tout était de ma faute ; la petite chef ne perdant pas pied me dit qu’elle allait appeler l’infirmière anesthésiste à son secours (le mien plutôt). Je l’attends. On pourra dire qu’aujourd’hui, j’en aurai bien profité…
L’infirmière du Service, elle-même jeunette, apprenait à une élève stagiaire comment pratiquer la pose d’un cathéter sur un malade. Choisir entre le poignet et le coude, surtout ne pas tapoter le bras mais lisser la peau pour faire surgir les veines, bien badigeonner à la Bétadine, appliquer le garrot en serrant fermement, était l’essentiel de ses conseils avisés. La gamine, appliquée, reproduisait les recommandations sur mon bras.
Si je balisais ? Même pas, peut-être un peu d’appréhension, sans plus. N’ai-je point trois filles qui ont dû faire elles-mêmes, un jour, leurs armes dans leur emploi respectif ?
Il faut bien que le métier s’acquière sur le terrain et, si j’étais le patient de service dans cette histoire, pour la cause, je me conformais de bonne grâce à l’apprentissage de cette élève infirmière. C’était mon état d’esprit…
Après moult barbouillages et un énième repérage, elle vint enfin planter l’aiguille dans ma chair. Oui, d’une manière continue, sans hésitation et sans état d’âme, tout comme l’avait expliqué sa conseillère. Aussitôt, je sentis une brûlure aiguë pénétrer ma chair… Plus que de m’accommoder à ma douleur lancinante au ventre, celle qui m’avait fait entrer d’urgence dans cet hôpital, il fallait maintenant que je pare à ce nouveau tourment.
Je fermais les yeux, je serrais les dents, mon poing se crispait sans que je ne puisse vraiment le rouvrir. Avec son aiguille, je voyais bien qu’elle fouillait dans ma veine ; à gauche, à droite, en enfonçant, en reculant, elle cherchait mon filon veineux, ce sang qui manquait tant à sa démarche de perfusion.
J’essayais de penser à quelque chose de sympa ; la touche d’une truite cachée dans une cascade profonde, un arc-en-ciel mirobolant ployant tout le paysage, un visage avenant, celui rieur et innocent, celui qui s’affiche naturellement quand l’équilibre est rompu mais rien n’y faisait ; besogneuse, la douleur avait accaparé mon corps et mon esprit…
Enfin, sa conseillère lui proposa d’arrêter les frais ; elle-même allait prendre les affaires en main. Entre les dents, la novice s’excusa, aussi déçue par son échec que par l’appréciation future de sa tutrice…
Avec une recherche de confort maximum, l’infirmière diplômée se prépara à son ouvrage ; tout son matériel déplié autour d’elle et certaine de son fait, elle continua d’inonder la jeunette avec ses conseils toujours appropriés. Garrot, lissage du bras, détection de l’imprudente gonflée, Bétadine, c’était dans l’ordre ordinaire de sa méthodologie de cathéter. Sûre de sa victoire future, tel un grand toréador à l’ultime faena, elle planta l’aiguille dans ce qui aurait pu être ma délivrance… Mais non. Je ne ressentis que supplice perforant au bout de son épine acérée ; je cherchais du réconfort en regardant les nuages dévaler notre vallée du Rhône ; peut-être qu’ils allaient me soulever, m’embarquer et me balader loin de tout ce tumulte.
Mal à l’aise, mon collègue de chambrée s’était investi encore plus profondément dans la lecture du Dauphiné. Elle tritura son rostre dans ce qu’elle aurait voulu être une veine…
« Vous n’avez pas de retour veineux !... » me cria t-elle nerveusement, pour se dédouaner de son échec probant. Aussi, en retirant son aiguille, elle abandonna à regret cette veine sans espoir.
Tout à coup un véritable geyser de sang vint inonder mon bras, la protection qu’elle avait placée sur le lit et son beau pantalon blanc ! Dis ! T’en veux, du retour veineux ?!... Y en a des seaux ! Prenez et buvez, ceci est mon raisin ! Ça me brûlait les lèvres de lui balancer ces vérités flagrantes que je constatais avec effroi. Il y eut un blanc dans la chambre, enfin… un rouge…
Le collègue d’à côté faillit tourner de l’œil devant tout ce déluge dégoulinant.
L’infirmière, ne se démontant pas, déplaça sa chaise du côté du bras encore valide… Son discours envers la stagiaire avait diminué d’un ton comme si toutes ses certitudes avaient pris un sérieux coup dans l’aile. D’ailleurs, la gamine admirait le champ de bataille du lit avec une sorte d’ébahissement grandissant ; si elle vivait un début de cauchemar, j’en étais l’acteur principal. Moi, je me demandais comment j’étais venu me perdre dans cet hôpital ; je ne me rappelais même plus de ma douleur au ventre.
Après la Bétadine, le lifting soigné et sa grande conscience à l’effort, elle se risqua à planter encore son cathéter dans mon bras. De si près, je voyais bien toute son application ; ses yeux brillaient, ses narines frémissaient, ses gestes l’accaparaient…
Sa voix était montée dans les tours, dans des intonations sonores et perturbantes qui traduisaient toute son impuissance à accomplir cette tâche. Elle fouilla ma pseudo-veine avec une application forcenée ; j’avais l’impression nauséabonde d’une aiguille aimantée cherchant désespérément son nord dans les tréfonds de ma chair…
La pression était montée d’un cran ; je bouillais dans mon lit des supplices. C’est sûr ! Mes pauvres veines se cachent quand je vois comment tu les attaques ! J’oscillais entre l’envie de la gicler de ma chambre avec perte et fracas, remettre en cause sa qualité d’infirmière, parler de son incompétence sidérale et lui balancer dans les dents cette faute professionnelle impardonnable. Mais pouvais-je décemment rajouter de l’huile sur le feu de sa persévérance stérile, la déstabiliser encore un peu plus ? Si j’avais eu des fils, est-ce que je me serais laisser faire aussi longtemps ?...
Dehors, les nuages se pressaient pour ne jamais m’entraîner avec eux ; le soleil s’était caché et seules les ombres remplissaient la chambre comme une perfusion de noirceur indélébile. Je regardais intensément le plafond comme si mon ange gardien allait enfin venir à ma rescousse ; je serrais l’autre poing d’une bagarre que je savais perdue d’avance ; j’en avais ma claque de jouer les cobayes dans cette maison de fous.
Au milieu de cette lancinante vision de purgatoire, la pénitence avait le goût gênant de ma gorge sèche, des gouttes de sueur moites perlaient sur mon front et, dans le couloir, les claquements des portes emportées par des courants d’air étaient des vraies rumeurs de glas.
Quand, à bout d’arguments saignants, elle retira son instrument de torture, le sang gicla de nouveau avec des puissantes saccades qui éclaboussèrent l’étal de son pantalon et les draps de mon lit. Cachée dans un coin, la petite stagiaire se demandait si, en fin de compte, les conseils de cette infirmière étaient vraiment judicieux et l’autre malade de la chambre était blanc comme un linge. Forcément, tout était de ma faute ; la petite chef ne perdant pas pied me dit qu’elle allait appeler l’infirmière anesthésiste à son secours (le mien plutôt). Je l’attends. On pourra dire qu’aujourd’hui, j’en aurai bien profité…
Il y a les petits veinards... et puis les autres
RépondreSupprimerc'est saignant, ton affaire !
RépondreSupprimermais pas drôle lorsque ça nous arrive :(
C'est du vécu tellement bien raconté qu'il m'a semblé, en te lisant, que l'aiguille piquait droit dans mes veines. Brrr, j'en ai eu la chair de poule.
RépondreSupprimertrès compliqué pour un geyser de sang !
RépondreSupprimermais un vrai texte !!