Les
naufragés volontaires
« Rappelle-toi ! Nous étions partis à la pêche avant l’aube !... L’orage de la nuit avait laissé ses flaques sur la route ! Les phares de la voiture semblaient flotter dessus, et toi, le coude à la portière et la clope naturellement au bec, tu fonçais dans cette pénombre fantasmagorique !... »
Allongé sur son lit d’hôpital, mon pote regardait intensément le plafond comme s’il avait retrouvé l’itinéraire de notre course folle ; parfois, il fronçait les sourcils car il devait reconnaître les virages dangereux, les descentes glissantes et les longues lignes droites…
« Les arbres sortis de la nuit surgissaient au bord de la route comme des auto-stoppeurs en manque de vacances ! On frôlait les talus ! On écoutait Abba, à fond, dans la radio cassette de la bagnole !... »
Pendant cette souvenance musicale, j’étais sûr que les refrains endiablés de « Gimme ! Gimme ! Gimme ! et de Knowing me, Knowing You », revenaient en boucles tonitruantes dans sa mémoire…
Cela devenait de plus en plus difficile de le stimuler au présent ; dévoré par la maladie, assommé par les médicaments, il sombrait lentement dans une léthargie sans avenir. Loin des hypocrites pleurnicheurs qui lui inventaient une bonne mine, une nouvelle santé, un lit moelleux, j’avais encore la faveur de ses rares moments de lucidité mais, que peut-on dire à son ami d’enfance quand on sait, tous les deux, qu’il va mourir à cause de cette saloperie de cancer ?... Aussi, j’avais pris le ton du narrateur enthousiaste et je lui racontais une de nos extraordinaires journées de pêche ; comme il connaissait mes envolées théâtrales, il avait poussé la potence des perfs pour me regarder avec tous mes gestes d’acteur exalté…
Pour nous deux, le plaisir immense d’aller à la pêche, c’était la somme des films qu’on s’en faisait déjà, à l’avance ; le trou d’eau aux noirceurs abyssales, la légendaire truite cachée, la touche d’anthologie, l’environnement extraordinairement bucolique, étaient les fabuleux ingrédients chatouilleurs de nos rêves les plus halieutiques. Nous avions beau être allé mille fois à la pêche, c’était toujours la même supercherie sublime qui courait plus vite que notre passion. Tout au long de l’année, on y retournait inlassablement pour oublier les vicissitudes de la vie moderne et conjuguer nos sens à tous les temps de l’interlude heureux… Tous les vrais pêcheurs vous le diront : on ne revient jamais bredouille ; on en prend toujours plein les oreilles, plein le nez, plein les yeux.
Nous, on refaisait le plein d’humilité…
« Tu te souviens de la musique du vent dans les branches ? Des chiens des fermes alentour semblant les ténors incontestés de la polyphonie champêtre ? De la cascade profonde aspergeant ses rochers au tempo d’un tintamarre d’éclaboussures ? On croyait à une nouvelle symphonie de Beethoven ! Moi, j’en oubliais de pêcher et, toi, tu tirais sur ta clope et tu regardais les volutes de fumée danser sur cette mélodie pastorale !... »
Il acquiesçait, mon pote ; sa tête faisait des « oui » d’approbation sans condition. Il entendait tout ; la cime courbée et sifflante des arbres cherchant à griffer les nuages, la chute d’eau, ses arcs-en-ciel musicaux, les gazouillis des oiseaux effrontés, c’était dans son film en couleur, sur le tableau trop blanc du plafond…
« Et les parfums ? Rappelle-toi tous ces parfums sauvages qui nous submergeaient !... »
J’étais debout au milieu de la chambre ; je remplissais pleinement mes poumons en inspirant tous nos souvenirs olfactifs. Il était d‘accord, mon pote ; ses paupières disaient encore « oui » en battant la mesure d’une chamade fragrante aux effluves sensationnels. Il avait mis son nez en dehors du drap et il semblait humer tout, sauf l’ambiance médicale de l’endroit. L’odeur de nos bottes en caoutchouc, celle des chevelures d’algues, des pierres mouillées, des fougères, des fleurs, de la vase verdâtre, de la terre où se cachaient nos vers de terre, c’était dans l’éventail de son odorat chamboulé…
« Et quand on se retrouvait naufragés volontaires sur des îlets au milieu de la rivière ? Je savais que tu étais dans le coin parce que l’odeur de ta sempiternelle « Royale Rouge » m’indiquait immanquablement ta présence ! Les mains derrière la tête, tu étais allongé sur les galets, constatant tout cet environnement enchanteur comme si c’était un don du ciel ! Rappelle-toi ! Chaque seconde accordée au Temps avait une valeur inestimable dans le sablier de notre jeunesse !... »
Mon pote regardait intensément dehors ; les nuages paresseux traversaient la vallée du Rhône en constellant le paysage d’ombres fugaces, comme des emplacements de puzzle encore vides. Pendant ce moment de grande pudeur, j’espère qu’il était satisfait de tous les grains de sable qui avaient occupé son temps…
« Et les lumières, mon ami ? Le furieux kaléidoscope du soleil clignotait sans cesse entre les feuilles des arbres ! Les contre-jours extravagants débordaient du panorama, la fumée opaque de ta putain de cigarette s’irisait avec ses contorsions d’évanescente insoumise, le bleu de la rivière se recomposait émeraude ou ardoise, et la brume nous empaquetait tous ses présents à chaque détour de la rivière !... »
Il devait être ébloui, mon pote, car il fermait les yeux. Ses pieds s’étaient redressés au fond du lit et cela formait deux montagnes aux neiges éternelles…
« Et quand tu as attrapé cette truite si belle, si majestueuse, si fabuleuse ! Il me semble qu’elle t’attendait depuis toujours ! Te souviens-tu comme elle frétillait entre tes mains ? On a pensé que tu avais capturé Dame Nature elle-même ! Quand tu as décroché l’hameçon de sa gueule, tu n’as su que la remettre dans la rivière en échange d’immense cadeau !... »
Entre ses deux mains tremblantes, il me montrait un espace conséquent ; c’était la mesure de la vraie Liberté…
« Et quand on a pris cet ouragan dantesque sur la tête ! Obstinés et inconscients, nous avions continué à pêcher jusqu’à la dernière goutte de l’orage !... Au milieu de toute cette inondation, tu te souviens ?... La pluie nous souriait !... On faisait partie du spectacle !...
Cette métaphore sembla l’atteindre ; fixement, il regarda la pluie qui tombait du plafond ; il devait en prendre plein la figure parce qu’il pleurait, mon pote…
« Et quand nous sommes revenus ! Nos femmes se moquaient parce qu’on n’avait pris seulement qu’une monumentale saucée !… Elles ne pouvaient pas comprendre dans quelle féerie nous avions gravité !... Demain, demain, je te parlerai des jolies filles qu’on a connues ensemble ! Rappelle-toi, ces jumelles, Suzanne et… »
« Chan…tal… » me dit-il… de sa voix finissante…
Allongé sur son lit d’hôpital, mon pote regardait intensément le plafond comme s’il avait retrouvé l’itinéraire de notre course folle ; parfois, il fronçait les sourcils car il devait reconnaître les virages dangereux, les descentes glissantes et les longues lignes droites…
« Les arbres sortis de la nuit surgissaient au bord de la route comme des auto-stoppeurs en manque de vacances ! On frôlait les talus ! On écoutait Abba, à fond, dans la radio cassette de la bagnole !... »
Pendant cette souvenance musicale, j’étais sûr que les refrains endiablés de « Gimme ! Gimme ! Gimme ! et de Knowing me, Knowing You », revenaient en boucles tonitruantes dans sa mémoire…
Cela devenait de plus en plus difficile de le stimuler au présent ; dévoré par la maladie, assommé par les médicaments, il sombrait lentement dans une léthargie sans avenir. Loin des hypocrites pleurnicheurs qui lui inventaient une bonne mine, une nouvelle santé, un lit moelleux, j’avais encore la faveur de ses rares moments de lucidité mais, que peut-on dire à son ami d’enfance quand on sait, tous les deux, qu’il va mourir à cause de cette saloperie de cancer ?... Aussi, j’avais pris le ton du narrateur enthousiaste et je lui racontais une de nos extraordinaires journées de pêche ; comme il connaissait mes envolées théâtrales, il avait poussé la potence des perfs pour me regarder avec tous mes gestes d’acteur exalté…
Pour nous deux, le plaisir immense d’aller à la pêche, c’était la somme des films qu’on s’en faisait déjà, à l’avance ; le trou d’eau aux noirceurs abyssales, la légendaire truite cachée, la touche d’anthologie, l’environnement extraordinairement bucolique, étaient les fabuleux ingrédients chatouilleurs de nos rêves les plus halieutiques. Nous avions beau être allé mille fois à la pêche, c’était toujours la même supercherie sublime qui courait plus vite que notre passion. Tout au long de l’année, on y retournait inlassablement pour oublier les vicissitudes de la vie moderne et conjuguer nos sens à tous les temps de l’interlude heureux… Tous les vrais pêcheurs vous le diront : on ne revient jamais bredouille ; on en prend toujours plein les oreilles, plein le nez, plein les yeux.
Nous, on refaisait le plein d’humilité…
« Tu te souviens de la musique du vent dans les branches ? Des chiens des fermes alentour semblant les ténors incontestés de la polyphonie champêtre ? De la cascade profonde aspergeant ses rochers au tempo d’un tintamarre d’éclaboussures ? On croyait à une nouvelle symphonie de Beethoven ! Moi, j’en oubliais de pêcher et, toi, tu tirais sur ta clope et tu regardais les volutes de fumée danser sur cette mélodie pastorale !... »
Il acquiesçait, mon pote ; sa tête faisait des « oui » d’approbation sans condition. Il entendait tout ; la cime courbée et sifflante des arbres cherchant à griffer les nuages, la chute d’eau, ses arcs-en-ciel musicaux, les gazouillis des oiseaux effrontés, c’était dans son film en couleur, sur le tableau trop blanc du plafond…
« Et les parfums ? Rappelle-toi tous ces parfums sauvages qui nous submergeaient !... »
J’étais debout au milieu de la chambre ; je remplissais pleinement mes poumons en inspirant tous nos souvenirs olfactifs. Il était d‘accord, mon pote ; ses paupières disaient encore « oui » en battant la mesure d’une chamade fragrante aux effluves sensationnels. Il avait mis son nez en dehors du drap et il semblait humer tout, sauf l’ambiance médicale de l’endroit. L’odeur de nos bottes en caoutchouc, celle des chevelures d’algues, des pierres mouillées, des fougères, des fleurs, de la vase verdâtre, de la terre où se cachaient nos vers de terre, c’était dans l’éventail de son odorat chamboulé…
« Et quand on se retrouvait naufragés volontaires sur des îlets au milieu de la rivière ? Je savais que tu étais dans le coin parce que l’odeur de ta sempiternelle « Royale Rouge » m’indiquait immanquablement ta présence ! Les mains derrière la tête, tu étais allongé sur les galets, constatant tout cet environnement enchanteur comme si c’était un don du ciel ! Rappelle-toi ! Chaque seconde accordée au Temps avait une valeur inestimable dans le sablier de notre jeunesse !... »
Mon pote regardait intensément dehors ; les nuages paresseux traversaient la vallée du Rhône en constellant le paysage d’ombres fugaces, comme des emplacements de puzzle encore vides. Pendant ce moment de grande pudeur, j’espère qu’il était satisfait de tous les grains de sable qui avaient occupé son temps…
« Et les lumières, mon ami ? Le furieux kaléidoscope du soleil clignotait sans cesse entre les feuilles des arbres ! Les contre-jours extravagants débordaient du panorama, la fumée opaque de ta putain de cigarette s’irisait avec ses contorsions d’évanescente insoumise, le bleu de la rivière se recomposait émeraude ou ardoise, et la brume nous empaquetait tous ses présents à chaque détour de la rivière !... »
Il devait être ébloui, mon pote, car il fermait les yeux. Ses pieds s’étaient redressés au fond du lit et cela formait deux montagnes aux neiges éternelles…
« Et quand tu as attrapé cette truite si belle, si majestueuse, si fabuleuse ! Il me semble qu’elle t’attendait depuis toujours ! Te souviens-tu comme elle frétillait entre tes mains ? On a pensé que tu avais capturé Dame Nature elle-même ! Quand tu as décroché l’hameçon de sa gueule, tu n’as su que la remettre dans la rivière en échange d’immense cadeau !... »
Entre ses deux mains tremblantes, il me montrait un espace conséquent ; c’était la mesure de la vraie Liberté…
« Et quand on a pris cet ouragan dantesque sur la tête ! Obstinés et inconscients, nous avions continué à pêcher jusqu’à la dernière goutte de l’orage !... Au milieu de toute cette inondation, tu te souviens ?... La pluie nous souriait !... On faisait partie du spectacle !...
Cette métaphore sembla l’atteindre ; fixement, il regarda la pluie qui tombait du plafond ; il devait en prendre plein la figure parce qu’il pleurait, mon pote…
« Et quand nous sommes revenus ! Nos femmes se moquaient parce qu’on n’avait pris seulement qu’une monumentale saucée !… Elles ne pouvaient pas comprendre dans quelle féerie nous avions gravité !... Demain, demain, je te parlerai des jolies filles qu’on a connues ensemble ! Rappelle-toi, ces jumelles, Suzanne et… »
« Chan…tal… » me dit-il… de sa voix finissante…
Pascal, ton texte me touche parce que j'ai connu la même histoire avec un collègue que j'aimais beaucoup. Il ne pouvait plus parler mais il souriait aux bonnes blagues que nous avions faites ensemble aux autres collègues et que, comme toi, j'évoquais pour créer un ultime lien. Bravo pour ton texte émouvant.
RépondreSupprimerPfiuuu magnifique, au milieu coule une rivière, vous attendiez l'ouverture pas seulement de la pêche mais l'ouverture de votre boîte à souvenirs à remplir pour plus tard, pour trop tard !
RépondreSupprimerEmouvant, touchant le souvenir comme thérapeutique...
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