dimanche 2 avril 2017

Jean Pinson - L'écrivain voyageur

En cours de français

Un cauchemar m’a réveillé ce matin. Julie Fabiani, notre professeur de lettres, était entrée dans mon sommeil à la façon du vent lorsqu’il tourne autour des cumulus avant l’orage, cognant les volets, claquant les battants de la fenêtre, et ouvrant à la volée la porte de la classe, si brusquement que nous n’eûmes pas le temps de nous lever. Elle portait une jupe rouge gonflée de crin et ornée de volants et rubans de dentelles, un corsage noir tombant sur les épaules grâce à une emmanchure très basse, une mantille noire à la mode espagnole, et des bottines lacées. De son chapeau en forme de capote évasée du bas s’échappaient ses longues boucles à l’anglaise. Elle adressa un sourire enjôleur à Sorel, assis au premier rang, et me jeta un regard si noir de ses yeux de velours sombre que je faillis tomber du lit.

Elle tenait sous le bras un paquet de copies, dont nous savions que c’était nos devoirs corrigés, et les posa sur le bureau de l’estrade. Dans la pile, il y avait ma dissertation, sur laquelle, de sa main de kaolin aux ongles laqués, elle aurait porté ses annotations. Je les lisais toujours avec autant de ferveur que de la poésie, qu’elles soient tracées à l’encre rouge vermeil comme ses lèvres ou d’un bleu céleste. Depuis deux semaines que nous avions rendu notre devoir, je ne m’attendais qu’à du bleu, tant je m’étais appliqué pour lui plaire. Sans me vanter, j’avais traité le sujet (la perception des paysages par le narrateur et la quête de sens dans le récit de voyage, du Moyen Âge à nos jours, en vous inspirant d’un voyage personnel), à la manière de Stendhal, à qui elle avait consacré sa thèse, comme elle nous l’avait appris le jour de la rentrée. Depuis, je dévorais Stendhal.
- Sorel, très bon devoir, comme d’habitude. Vous permettez que je cite une de vos phrases, pour notre plaisir à tous ? Les cyprès se dressaient dans le ciel de Toscane, effilés comme les pinceaux des peintres de la Renaissance italienne. Vous savez que c’est une image magnifique, qui pourrait vous ouvrir les portes de la villa Médicis ? Que diriez-vous, Julien, si, aux prochaines vacances, nous prenions ensemble le Venice Simplon Orient-Express. Rien que nous deux. Voyager en Italie et visiter Parme avec vous, ce doit être un bonheur.

Elle attrapa une autre copie, du bout des doigts, fit une moue de dégoût, sans que cela n’enlève rien à sa joliesse, et se tourna vers moi, qui me sentis soudain mal, ratatiné au dernier rang.
- Ha, Pinson ! (un silence, qu’elle fit durer) Je ne sais comment dire (un frisson parcourut la classe, promesse d’un moment joyeux à venir). Vous écrivez : le ciel était gris comme un hachoir, et l’horizon boucher-charcutier comme aux halles de la Villette. La Porte des Lilas embaumait comme en avril. C’est quoi, Pinson, dans votre esprit ? des métaphores ? (l’orage éclata, hilare ; elle s’y joignit de bonne grâce ; hélas, son rire est charmant). Est-ce qu’au lieu d’étudier la littérature, vous ne devriez pas plutôt vous orienter vers un CAP d’ornithologie, votre nom ne vous y prédestine-t-il pas ? (la classe explosa, au point que les vitres vibrèrent, comme lorsque des oiseaux s’y cognent). Et votre papa, qui est vétérinaire, si je ne m’abuse, pourrait vous pistonner (par les fenêtres pulvérisées, il plut des bouvreuils pivoines, qui s’abattirent entre les rangs ; c’est à ce moment que je me redressai dans le lit et me réveillai en sueur).

Me remémorer cet horrible cauchemar m’avait pris du temps, si bien que j’étais à la bourre, comme d’hab. Tu ne m’embrasses pas aujourd’hui, dit ma mère. Je ratai mon train habituel et arrivai en courant au portail du lycée, où je me cognai dans Julien.
- C’est aujourd’hui qu’elle nous rend les dissertations, non ? J’ai un peu la trouille. Pas toi, Pinson ? J’en ai fait des cauchemars.
- Hé, t’es son chouchou, Sorel ! Pourquoi tu t’en fais ?

Une brise caressante et douce s’insinua dans la classe, effleurant mes bras nus, lorsque Julie Fabiani entra. Il me sembla que des mésanges bleues et des chardonnerets volaient dans son sillage et se livraient à des arabesques qui étaient des parades amoureuses. Elle accrocha au porte-manteau, en un geste gracieux, sa pèlerine rouge en mousseline brodée dont les pans étaient passés sous une large ceinture. Elle s’était vêtue ce matin d’une jupe noire à volants qui s’ouvrait sur le devant en demi-queue arrondie, et d’un corsage rouge à décolleté bateau, avec des manches à gigot, qui laissait ses épaules dénudées. Un bibi couvrait les bandeaux plats de ses cheveux noir de jais.

D’un mouvement du poignet si élégant que sa main aux doigts fuselés m’apparut un instant comme une danseuse faisant des pointes, elle posa le paquet de nos devoirs sur le bureau. Nous attendions tous ce moment, à la fois spectacle et récompense, nous en réjouissant autant que nous le redoutions. Elle prit une copie. Sorel, bien sûr.
- Sorel… Sorel, qu’est-ce qui vous a pris ? Si je m’attendais à ça de vous. Avez-vous relu votre prose ? Les vignes s’engourdissent sous l’amas des nuages, le ciel d’un gris d’enclume assomme les troupeaux, les lavoirs sombres de basalte cognent le soleil. Vous pouvez nous dire ce que cela signifie ? Quelqu’un a compris, qui pourrait aider Sorel ? (nous pouffâmes) Moi, j’abandonne (elle mima une affliction profonde, en un éclair, j’envisageai de redoubler afin de me consacrer à la consoler). Nous allons vous oublier, Sorel, pour ne pas vous accabler davantage, car, heureusement, nous tenons aujourd’hui un devoir digne du concours général.

Ce disant, elle agitait une copie comme un trophée, un battement soudain de mon cœur m’avertit que c’était la mienne.
- Pinson, comment vous dire, vous employez des images, des images d’une beauté... Écoutez, Sorel, et vous tous également. La forêt de Montmorency avait la gueule de bois d’une griotte confite. Et ceci encore, qui est une merveille. Penché à la fenêtre, il apercevait dans les courbes le train de banlieue qui sniffait les rails argentés, l’aube pâle dealait les rayons de paille du soleil. C’est sublime, Pinson.

Julie Fabiani traversa la classe jusqu’à moi et, se penchant, me frôla de ses dentelles. Des baisers délicieux se mirent à tambouriner contre mes tempes et, de plus en plus fort, contre le bois de la porte. Ma mère passa la tête.
- Tu t’es rendormi, Jean ? Tu sais qu’il est midi ? Le lycée vient d’appeler, mademoiselle Fabiani a signalé ton absence au cours de français.

6 commentaires:

  1. Et... tu as choisi ta voie ?

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  2. J'aurais aimé côtoyer une telle professeur de lettres, ou plutôt non, je serais mort sur place.
    Jean Pinson a dû hériter de sa grâce et de son esprit !

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  3. Que voulez-vous, j'en pince pour Jean Pinson... ;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  4. Beau travail, élève Pinson. Très beau, ce rêve dans le rêve, très beau parce que c'est celui d'une femme. Qui n'a pas été attiré par une enseignante ou un enseignant ?

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  5. Je suis entré avec délice dans ce texte ... merci !
    LOIC

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  6. Délicieusement limbique ! Avec des pépites littéraires jubilatoires. Merci pour le régal.

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