mercredi 5 juillet 2017

Plume Vive - La pluie nous souriait

Le ciel vert olive annonçait une belle journée. Le réveil de la communauté se déroulait en silence ce matin, comme un accueil révérencieux du printemps qui tentait désespérément de se faire une place dans le froid de mars. Les yeux hagards des adultes croisaient la malice pétillante des plus jeunes, au milieu des volutes de fumée qui se dégageaient des braseros du petit-déjeuner. Cet espoir sans cesse renouvelé chez la nouvelle génération nous fatiguait, nous, les grands. Cette joie lumineuse de chaque jour représentait cependant l'unique raison pour eux de se lever, nous en étions bien conscients. L'air crépitait des odeurs de viande grillée et de maïs rôtis. La vie, branlante, fragile et incertaine, était bien là, tout autour et en nous.

Puis chacun a vaqué à ses occupations…

Je ne sais plus qui a entendu le clapotis le premier. Si nous avions été plus attentifs, nous aurions pu distinguer très nettement le nuage en question, intégré dans la teinte camouflage de l'horizon. Des images carminées teintent aujourd'hui ce souvenir. Le hurlement de l'enfant qui a reçu la première goutte résonne encore en moi, profondément. Au signal d'alarme lancé par notre sentinelle au dentier rafistolé et à la crinière blanche, nous sommes devenues des fourmis, nous réunissant sous les abris en tôle réservés à cet usage. Nous nous sommes poussés les uns contre les autres, sans grande bousculade, plus dans l'envie de se rassurer de la présence de l'autre, nos corps pris de frissons d'angoisse se reconnaissant les uns les autres. Les auvents de fortune avaient été aménagés de manière suffisamment spacieuse pour que le moindre d'entre nous puisse s'y abriter.

Malheureusement, on y trouvait de plus en plus de place.

C'était devenu la nouvelle mode, visiblement. De pluie en pluie, certains d'entre nous se sentaient pousser des ailes de courage et de bravitude. Nous savourions de ce fait le luxe d'une aisance supplémentaire à chaque ondée. Mais à quel prix ? Certains décidaient d'y passer en famille, et parfois sans même en avoir informé les enfants au préalable. D'autres n'avertissaient personne et s'offraient, sous le regard horrifié de leurs proches, si choqués même qu'ils ne prenaient pas la possibilité de les rejoindre et de ne pas rester seuls ensuite. Ces différents spectacles nous étaient ainsi proposés régulièrement. Aussi écœurant que déchirant. Aussi pathétique que libérateur. Je sais que nous étions plusieurs à les envier, ces kamikazes de l'extrême. Parce que leur décision était synonyme de délivrance. Pour eux du moins. Car nous concernant, ce choix ne faisait que nous rappeler nos perspectives réduites d'avenir et les erreurs, graves, du passé.

Ce jour-là, c'est une famille entière, debout face à nous et unis par leurs mains, qui nous a quittés.

La pluie a ouvert sa symphonie par une mélodieuse musique sur les toits des abris. Un brouhaha plus tard, nous étions tous à couvert, tous, sauf eux. La mère de famille regardait son homme, et chacun d'eux étreignaient la main de l'un de leurs deux enfants, placés entre eux. L'aînée et son jeune frère baissaient leur tête, comme résignés. La jambe gauche du petit garçon qui ne cessait de tressauter témoignait de sa peur. Sa sœur serrait si fort la main de sa mère que quelques gouttes de sang ont commencé à tomber des jointures de leur union, les ongles de l'une s'enfonçant dans la peau de l'autre. Tout va très vite. À chaque fois. Des premières gouttes éparses naissait une averse drue et puissante. C'est dans l'entre-deux qu'Oscar a fait entendre sa voix, tel un louveteau à l'appel des siens.

Quelques secondes seulement.

Quelques secondes de sons gutturaux, de mouvements désordonnés et d'éclaboussures vermillon. La famille, arrivée aux limites de son désespoir, n'était plus. Symbole de la déraison dont notre espèce a fait preuve pendant tant de décades, ces courageux combattants de la vie avaient décidé de mettre un point final à leur lutte. Pour eux, plus de culture de l'unique aliment résistant à la piètre qualité de la terre, de l'air et du peu d'eau demeurant sur la planète, j'ai nommé le maïs. Pour eux, plus d'abattage, en vue de subsister, de la seule race d'animaux dont la loyauté a primé sur l'intelligence de s'éteindre par elle-même, les chiens, ces amis fidèles qui ne se doutaient de rien jusqu'à leur dernier souffle sous nos haches. Pour eux, finie l'hypocrisie d'une vie comme la nôtre, que d'autres ne pouvaient s'empêcher de perpétuer, que dis-je, de perpétrer.

Cinq à six fois par an, la pluie nous souriait.

Et nous finissions par lui sourire à notre tour, les uns après les autres.

10 commentaires:

  1. Voilà une belle nouvelle, bien sombre, bien noire, pas sûr que la pluie (acide) ne la nettoie ];-D

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  2. L'apocalyspse est pour aujourd'hui, gens qui n'êtes rien !

    Et vous qui avez réussi, si on ne retient de vous que la bravitude, qu'avez-vous donc réussi ? ;-)

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    1. (rire) vous avez repéré mon clin d'oeil... un défi que j'ai eu l'audace de relever, en mode Kung Fu Panda !

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  3. je ne regarderai désormais plus la pluie comme avant

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  4. Mourir sous la pluie...Espérons que jamais nous ne connaîtrons un tel sort...
    Quelle angoisse ! Et si bien écrite.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Merci Célestine, malgré les coquilles ici et là, je n'ai pas relu cette contribution, trop stressée à l'idée de supprimer le mot incongru ;-)

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  5. La pluie est plutôt symbole de vie mais l'originalité de ton texte fait qu'elle tue, comme une délivrance.
    Un point de vue très intéressant et bien écrit Plume Vive !

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    1. Merci Marité, ton analyse me plait beaucoup, car c'est exactement ce que j'ai voulu retranscrire...

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