dimanche 10 décembre 2017

Pascal - Une page qui se tourne

Johnny

En première page, et en immenses caractères noirs, l’annonce du décès de son idole lui saute aux yeux ; tout à coup, il fait nuit ; tout à coup, plus rien n’a d’importance ; tout à coup, c’est la fin du monde. La catastrophe l’assomme ; une partie de lui reste paralysée comme si elle ne voulait plus avancer. Terrible tsunami, la vague intempérante du désespoir vient de le submerger ; lui, le grand gaillard aux bras tatoués, aux biceps proéminents, à la barbe grisonnante, au bandana en travers du front, frissonne avec des intenses tremblements qu’il ne peut contenir. Tous ses gestes sont dans le désordre ; il a fait tomber le sucre à côté de sa tasse et il touille dans le vide…

Le cinquantenaire pleure au bord de sa table, les larmes débordent par-dessus ses lunettes noires ; au diable, son ego. Mais il le savait qu’il était malade ! Il le savait qu’il se battait ! Les dernières nouvelles étaient même optimistes ! Il était confiant ! Son idole a toujours relevé les défis jusqu’à les porter à la victoire ! Il peut bien relire les articles, les apprendre, les arranger dans un ordre plus optimiste, ils ne changent pas une virgule ; comme un film au dénouement triste, ils finissent toujours par cette tragique annonce.
Irrésistiblement, ses larmes agrandissent encore les caractères du journal, rendant la nouvelle encore plus terrible… 

Ce matin, comme tous les autres, il avait enfilé son blouson, son casque et ses gants ; il avait donné un coup de kick à sa machine et il avait avalé du bitume, comme ça, juste pour le bonheur de la liberté en deux roues. Il avait garé sa machine devant son bar habituel, commandé son café, et ce p… de journal traînait sur la table d’à côté…

Des milliers d’images en couleur, et autant de musique en stéréo, défilent derrière ses yeux et troublent son entendement chamboulé. « l’Olympia », « Pour moi la vie va commencer », « Sylvie », « Le Stade de France », « Que je t’aime », son premier quarante-cinq tours, son premier « Salut les Copains », son premier poster, les interviews, les émissions de variété, tout se mélange sans qu’il ne puisse arrêter la roue emballée de ses souvenirs…

Et son premier autographe ! Celui qu’il n’a jamais eu ! Il y a des années, après la fureur du spectacle, les décibels des « L’Envie, Marie, Laura, » et toutes les autres, il était resté des heures à attendre son idole, à la sortie d’un concert ! Bravant les intempéries, il n’y avait plus que lui dans la rue redevenue sombre. Il s’était rechanté inlassablement « Le Pénitencier, Ma Gueule, Noir c’est Noir » et toutes les autres, comme des ritournelles qu’on ne peut pas s’enlever de la tête. Bien sûr, c’était prévu, il s’achèterait le dernier trente-trois tours, celui de cette tournée avec les « Mirador, Sarah, Je T’attends » et toutes les autres, comme des prières qu’on écoute en boucle…

Tout à coup, un type un peu grand, un peu blondinet, était sorti par une petite porte dérobée ; une boucle d’or brillait sur un coin de son oreille. Une cannette de bière dans une main et une clope dans l’autre, le nez en l’air, il regardait les étoiles comme s’il les connaissait. Un garde du corps, avait-il pensé, tout en se planquant un peu mieux derrière sa bécane de l’époque. Son idole allait sortir… Et si c’était Lui ? ne put-il s’empêcher de penser, tant ses espoirs rallumés l’avait appelé et rappelé pendant ces interminables heures d’attente…

Enfin, il se décida… La star tirait tranquillement sur sa clope quand il arriva à sa hauteur. Imaginez la tête du plus fervent de ses supporters ! Il touchait le Graal ! Devant ses yeux, il voyait tous les numéros gagnants de la Loterie Nationale ! Il pouvait toucher son héros, son mentor, son Dieu ! Pour un peu, il se serait mis à genoux devant son idole !...

Le chanteur souriait avec un de ses sourires qui met naturellement dans sa poche un public chauffé à blanc de quatre-vingt mille personnes ; magnanime, il lui tendit sa bière. « Prends et bois, c’est ma bibine… » pensa notre inconditionnel disciple, en attrapant machinalement la bouteille. Il avait tant de questions à poser, et l’artiste tant de silence à opposer en échange, qu’il en oublia ses demandes. Pourtant, il aurait bien aimé lui raconter qu’il connaissait toutes ses chansons par cœur, qu’il avait tous ses disques, ses affiches, qu’il l’avait suivi pendant toutes ses tournées, qu’il avait souvent oublié de manger pour pouvoir se payer un billet d’entrée ; il voulait lui confesser qu’il pensait, qu’il respirait, qu’il dormait, qu’il vivait Johnny, en un mot ; il se dit que l’artiste savait tout cela…

Ils partagèrent l’instant en communiant avec cette même clope ; la fumée blanche qu’ils soufflaient avait la même haleine. Comme deux potes qui s’apprécient ils discutèrent ; ils discutèrent des étoiles, de la fraîcheur de l’aube et de la tiédeur de la bière. Affable malgré la fatigue, Johnny lui donnait une représentation grandiose ; l’éclat de ses yeux bleus en était les spots les plus brillants. N’est-ce pas le devoir d’une véritable légende que de l’entretenir ?

La bouteille de bière était vide, la clope était consumée jusqu’à brûler leurs doigts. Un autographe ! Un autographe ! Rien qu’un seul pour justifier cette extraordinaire rencontre ! Autrement, jamais on ne le croira ! Ni l’un ni l’autre n’avait un stylo ! Johnny lui serra chaleureusement la main comme s’ils étaient deux potes, comme s’ils allaient se revoir ; tel un extraterrestre regagnant sa planète, il lui fit un dernier signe amical et il disparut derrière la petite porte dérobée…

Tout s’effondre et tout s’illusionne en ruines, le ciel n’est plus bleu, le vent n’est plus tiède, l’horizon n’est plus irréel, ni rempli d’intentions futuristes. Concasseuse, la brutale solitude est effroyable ; il vient de croiser la Mort, son baiser a un goût de sang dans sa bouche.

Ce matin, il voudrait ne s’être pas levé, il voudrait reculer l’échéance de ce jour funeste, il voudrait ouvrir les yeux pour sortir de cet effroyable cauchemar.

Le long du trottoir, son Harley rutilante lui fait des appels de phare, quand un rayon de soleil s’attarde sur le chrome des échappements ; il l’a rejointe, a ouvert une des deux sacoches, en a extirpé un objet précieusement protégé dans des chiffons propres. Puis il a déballé son trésor-fétiche ; en regardant le ciel, et comme s’il embrassait un vrai ami, dans un cérémonial d’autel, il a porté à ses lèvres le goulot d’une bouteille de bière vide depuis si longtemps. Puis il a rangé ses reliques sacrées dans la sacoche. Enfin, il a enfourché sa machine, enfilé son casque, emballé son moteur et il est parti en pétaradant dans l’Aventure du Néant. Il ne reste dans l’ambiance qu’un peu de brouillard d’échappement bleue et les pages du journal qui tournent à l’envi des courants d’air…  

8 commentaires:

  1. Deux personnalités, deux textes forts, deux points de vue complètement différents.
    Ah ! c'est quelque chose de vous lire, ce matin, Stouf et toi !
    Mais le monde est ainsi fait...Au-delà de nos différences, on se ressemble, sang pour sang.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Merci aux Impromptus compréhensifs d’avoir autorisé ce deuxième texte à leur devanture.
    Sous forme d’aventure, c’était seulement le ressenti, le trop-plein, que j’avais besoin d’exprimer et de partager avec vous, amis écrivains.

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  3. c'est bien d'écrire avec ses tripes et ses émotions
    et c’est important de les partager, quelles quelles soient

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  4. Quelle belle rencontre, magnifique !

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  5. Tu as exprimé le besoin de nous faire partager ton émotion avec ce texte sur le thème "tourner la page". De mon côté, j'ai cru bon de faire de même.
    Merci de ta confiance Pascal. J'y suis sensible.

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  6. C'est dommage que je sois immortel ! Ca m'aurait bien plus de lire ma nécrologie écrite par toi ou par Célestine ! Et même par Stouf ! ;-)

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