Lettre à mon amie d'enfance.
Il faut que je te dise
tout ce qu'il restait à dire entre nous. Tu n'aimais pas les
débordements. Quels qu'ils soient. Et encore moins les
démonstrations d'amitié. Tu ne peux imaginer ma peine quand, tout à
coup, à l'adolescence, tu t'es mise à me tendre la main quand nous
nous rencontrions. Tout comme tu la tendais à toutes les personnes
de notre entourage. Je n'ai pas compris alors cette habitude que tu
avais prise et je t'en voulais un peu. Mais nous ne connaissions pas
les effusions : nos familles ne nous avaient pas appris les gestes
d'amour et d'amitié. Je trouvais quand même ce revirement un peu
bizarre puisque nous nous embrassions avant.
Simplement, je pense que
tu ne voulais pas que l'on te touche. Même tes plus proches. Ce
n'était pas de la répulsion puisque ton sourire éclairait toujours
ton visage ouvert et rieur. Je n'ai jamais osé te demander les
raisons de ce changement. Mais je crois aujourd'hui deviner des
choses pas très saines. Tu me parlais parfois du mari de
l'institutrice qui rôdait dans les parages quand tu conduisais ton
troupeau au pré. Est-ce cela ? Comment aurais-je pu imaginer ? Nous
étions aussi innocentes l'une que l'autre. Si tu as souffert à ce
moment là, tu as supporté ce traumatisme seule. J'étais ta
meilleure amie. J'avais remplacé la sœur que tu avais perdue
quelques années plus tôt. Tu as sans doute pensé que je ne te
croirais pas ou que je ne pouvais pas comprendre. Je ne sais pas
comment j'aurais réagi, c'est vrai mais j'aurais sans doute dû
parler, t'interroger malgré tout. Nous aurions partagé ton désarroi
et ce secret entre nous aurait davantage scellé notre amitié.
Tu es partie à
l'université pendant que j'entrais dans le monde du travail. La vie
nous a séparées pendant de longues années. Nous n'avons pas réussi
vraiment à renouer le contact, nos univers étant totalement
différents. Mais je sentais, lors de nos rencontres, remonter les
souvenirs et je voyais sur ton visage qu'il en était de même pour
toi. Je ne t'ai jamais oubliée et tu es indissociable de mes années
d'enfance et d'adolescence.
Tu es partie il y a peu
sans me dire au revoir. La maladie t'avait rendue sauvage. Tu ne
voulais pas que l'on voit ta déchéance. Je n'ai pas pu
t'accompagner le jour où l'on t'a conduite au cimetière de notre
village. Et à vrai dire, je n'en n'avais pas envie. C'était rendre
définitive ta disparition et avec toi enterrer des morceaux de
notre jeunesse commune. Je pensais ainsi pouvoir occulter ta mort,
la braver, afin qu'elle ne fasse pas obstacle à la mémoire.
Mais je me trompais. Un
défi. Un déni stupide. Et étrangement égoïste. Aujourd'hui,
quand j'évoque mon enfance, il me vient tout de suite à l'esprit
cette cassure, ce manque de toi. Je le sais, je dois faire mon deuil
et tourner la page afin que cette entrave disparaisse et que je pense
à toi sereinement.
Te souviens-tu de ce
poème de Hugo que nous récitions ensemble "Demain, dès
l'aube" ? Alors, oui, j'irai demain sur ta tombe déposer un
bouquet de houx. Je te raconterai nos collines noyées dans le
brouillard. Nous les aimions toutes deux d'un amour inconditionnel.
Je te raconterai notre village désolé par ce temps hivernal.
J'essaierai, moi, de ne pas être triste. J'évoquerai pour toi
d'autres jours où nos petites montagnes flamboyaient sous le soleil
des vacances, nos courses à travers bois, nos baignades dans le
ruisseau, nos fous rires et nos premiers émois d'adolescentes. Je te
parlerai de nos fermes voisines et des soirées de juin embaumant
l'herbe fraîche et le foin sec. Tu vas sourire si je te parle des
cerisiers où tu aimais grimper comme un garçon pour cueillir les
fruits que tu lançais à mes pieds en te moquant de ma couardise.
Sais-tu que j'ai maintes fois souhaité que tu tombes ?
Je raviverai pour toi nos
souvenirs communs, les premiers et sans doute les plus importants :
nos familles, nos mères surtout qui nous gâtaient quand elles le
pouvaient, l'école où nous aimions apprendre parce que tout était
nouveau pour nous, nos camarades, nos jeux avec trois fois rien. Mais
qu'importe ! Nous n'avions pas besoin de jouets : galoper dans la
campagne nous suffisait. Je suis sûre que tu sentiras ce parfum
d'enfance où baignaient nos vies mêlées. J'ai besoin de renouer
le lien par delà ta mort. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
Bel hommage tout sensible à l'amitié/l'amour d'une vie.
RépondreSupprimerJ'ai mis mon cœur à nu dans cette lettre. Merci Chri d'en avoir saisi
Supprimertoute la portée.
magnifique lettre que je qualifierais presque de "thérapeutique", car cet évitement, cet "au revoir" non dit était très lourd finalement
RépondreSupprimerc'est bien étrange comme le vide peut peser lourd :(
par une telle lettre, en ré-ouvrant le dialogue interrompu on restaure la relation, car la personne est décédée, mais la relation en nous est quant à elle vivante, et il est important de le reconnaître, comme ici, et de lui faire une place, afin de pouvoir se restaurer soi-même
Tisseuse : ton com me touche beaucoup. Il y a longtemps que j'apprécie sur ce site ta compréhension, ta sensibilité et ta gentillesse. Merci.
SupprimerC'est une page qui ne se tourne pas; l'Amour rend les choses éternelles.
RépondreSupprimerOui Pascal. C'est sans doute pour cela que j'ai écrit plusieurs lettres à cette amie après sa disparition. Bien certainement, il aurait fallu le faire avant. Mais la vie...Mais la pudeur, cette horrible pudeur parfois...
SupprimerTu as raison, la pudeur nous empêche. Il fallait donc que ça sorte...
RépondreSupprimerTrès beau, Marité.
On garde sa pudeur comme un trésor, c'est bien dommage mais comment exprimer ses sentiments dans cette modernité qui montre du doigt. Ton amie devait connaître tes sentiments sinon elle n'aurait pas été ton amie.
RépondreSupprimerOh si tu savais à quel point cette lettre touche un point sensible de ma vie...
RépondreSupprimerElle est magnifique.
Merci marité
¸¸.•*¨*• ☆
Célestine : quand j'écris des textes "sérieux",je ne triche pas, j'écris avec ma sensibilité et mes tripes. On ne peut le ressentir que si l'on est soi-même sensible. C'est ton cas.
Supprimeroui. :-)
SupprimerMerci Cacoune, Pascal et Célestine.
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