Ecrans
noirs
C'est un motel sur
la route 66, qui va à Santa Fe, ou du moins qui
allait, parce que plus personne ne passe par là ; d'ailleurs les
pompes à essence ne servent plus à rien depuis longtemps.
Film
à petit budget, série B, le décor n'est même pas fini, les
collines où flotte encore le fantôme du dernier chaman, Geronimo,
le vieil Apache, sont à peine esquissées.
Le
motel s'appelle Bagdad café,
parce que le type avec des mains énormes assis
sur le fauteuil à bascule rentre d'Irak. Il s'appelle Sam Bates, et
il est né un 4
juillet, (ce qui n'a pas le moindre intérêt).
Il
rentre d'Irak, avec un éclat de métal dans le crâne, ce qui lui
vaut une pension et quelques hallucinations. Peut-être une vocation
de serial killer, on ne sait pas, lui non plus.
Le
plus clair de son temps, il le passe au sous-sol à empailler des
bestioles, rats de pampa, serpents, et dernièrement Woolfy, le chien
riquiqui de Rebecca, défunté d'un accident de tondeuse.
La
dame en rose à la fenêtre, c'est elle, Rebecca, une ancienne reine
de beauté dont les photos en permanente choucroutée ornent le
bureau d'accueil, entre la bannière étoilée, et une peinture
représentant Lincoln graciant une dinde, à la fois daube et fake.
Il
l'a ramassée à Woodstock, il serait plus juste de dire qu'ils se
sont ramassés mutuellement.
Quelqu'un
va dire "action !" et ils vont se mettre à parler.
Rebecca
à la fenêtre crie que le dîner est prêt.
Sam
essaie d'animer la conversation avec des clients imaginaires.
Son
père a fait la Corée, ça c'était du lourd.
-
Il vit encore, le vieux, vous savez ? Quelque part dans le Montana,
avec trois chèvres et une jambe de bois. Du moins, je suppose, parce
que ça fait quinze ans que j'ai pas entendu parler de lui.
Mais
son père à lui, Jack, c'te vieille canaille, lui, je l'aimais bien.
Il avait fait le "D Day". C'est une tradition de famille,
vous voyez. Il était resté accroché par son parachute sur un
clocher. Après ça il avait été le chouchou de ces dames.
"Petites femmes de Paris oh la la !"
(en français dans le texte)
Ça,
c'était une belle époque !
Alors
Sam se met à chanter "ah le petite vin
blanc"
Et
il rit. Tout seul.
Mais
il déraille, Sam, à cause de l'éclat de métal qu'il a dans le
crâne. Parce que s'il avait bien regardé le modèle des pompes à
essence, il comprendrait que c'est lui qui va bientôt rester
accroché au clocher d'une église de Normandie.
Ils
vont se mettre à parler, à moins...
A
moins que surgisse un malfaisant avec une mitraillette : tac tac tac
tac tac, les cervelles vont gicler sur les murs, fiction pulpeuse.
Dans ce cas on ne saura jamais ce qu'ils allaient dire, ni s'ils
avaient quelque chose à dire.
Mettons
que le malfaisant soit momentanément retenu. Sur un autre coup
ou un autre plateau.
Rebecca
vitupère :
Sam,
regarde-moi ! Parle-moi, Sam, as-tu vu Woolfy ? Réponds-moi, je
deviens folle. Ou alors repars à la cabane, va-t'en sur le lac, et
restes-y. C'est aussi bien, si tu ne veux plus me parler.
Réponds-moi
!
Pourtant
tu sais bien l'ouvrir, ta grande gueule, avec tes crétins d'amis en
robe blanche d'America first ! Qu'est-ce que tu crois ? que t'as
sauvé la patrie parce que ton fils a été réduit en bouillie au
Vietnam ? Il était même pas patriote, Charlie, tout ce qui
l'intéressait, c'était les filles et sa moto !
Y'a
pas que toi qui souffres, Sam, tu crois pas que j'ai hurlé, moi
aussi, cet hiver, quand tu m'as laissée seule dans cette grande
baraque ?
Ils
vont se mettre à parler, à moins...
A
moins que ce ne soit pas une toile qu'on se fasse, mais une toile.
Une
vraie accrochée à une cimaise.
Et
précisément une toile de Hopper.
Dans
ce cas les personnages ne disent rien.
Ils
attendent.
Excellente histoire, Le wild west est bien mort hélas !
RépondreSupprimerLes personnages attendent … et nous imaginons, c'est le propre des toiles et surtout celles de Hopper qui nous font voyager.
RépondreSupprimerDans quelques mois je serai sur la 66 à Seligman entre Flagstaff et Las Vegas, et j'espère bien y croiser un Sam Bates ou une Rebecca !
Vas tu nous faire profiter de tes photos ? j’espère que tu ne vas pas rencontrer Sam Bates, lequel est un mix de l'oncle Sam et de Norman Bates, le terrifiant tueur psychopathe de Psychose - film pour lequel Hitchcock a emprunté le décor de la célèbre maison de Hopper - quant à Rebecca, autre héroïne de Hitchcock, elle est un peu plus fréquentable mais beaucoup noyée, hélas !
SupprimerBelle procrastination finalement et un côté Godot pour conclure !
RépondreSupprimerBravo Emma.
Il s'en passe des choses dans la têtes de ces personnages... à moins que cela ne soit dans celle d'Emma ? ;-)) Bravo!
RépondreSupprimerrien que la référence à Hopper, j'adore!!!
RépondreSupprimer"Oh, Brenda !... Brenda !"
RépondreSupprimerEd Hopper, Rebecca, Bagdad Café et un désossage façon Hitchcock commentant sa "Mort aux Trousses", ah ! on est bien, là ;)