lundi 6 mai 2019

Pascal - Un scénario


La tondeuse  

Pendant une pause, j’avais pu regagner la chambrée pour y récupérer une gomme, ou un paquet de clopes ou un classeur, je ne sais plus bien. Tout à coup, je tombai sur Pierre, un pote de la compagnie, en train de s’affairer autour de sa valise…  
De son lit, il avait plié les draps, les couvertures, et rabattu le matelas signifiant, par-delà, la vacance de sa bannette. Aussi, je me disais que je ne l’avais pas vu à l’atelier, ce matin ; il était peut-être en cours théorique, mais de là à le retrouver dans le dortoir…

« Ben, Pierre, qu’est-ce tu fous ?!... » (C’est comme cela que je lui avais formulé ma question). Il ne répondit pas tout de suite ; il était habillé en civil ; à la va-vite, il vidait son caisson. « Tu pars en permission ?... ». Ma question était un peu bête parce qu’on était au milieu de la semaine… « Tu as eu une mauvaise nouvelle de chez toi ?... ». Il ne me regardait pas, posant ailleurs ses yeux pour ne pas avoir à supporter mes questionnements de camarade. Il avait du mal à avaler sa glotte comme s’il n’avait pas prévu de parler ; je sentais qu’il en avait gros sur la patate. « Mais, qu’est-ce t’as fait à tes cheveux ?... ». Il fit un geste en se caressant la nuque, constata encore une fois les dégâts de cette coupe affreusement dégradée…
« Je reviens de chez le commandant de l’École ; je suis viré… », me dit-il, laconique…
Je tombai sur les fesses ; dans toutes les matières dispensées ici, il avait des meilleures notes que moi ! Il ne jurait que par son avenir dans la Marine ! Il voulait être mécanicien d’aéro sur les Crusader, comme son père l’avait été sur les Corsair !
Pierre, il se voyait sur le « Clem » ou sur le Foch, en train de participer à leurs plus belles missions ! Tels des rêves noyés dès la naissance, toutes ses illusions étaient réduites à néant…

Le sort n’est pas toujours accommodant, je trouve ; même si elles sont gravées à l’avance, les voies de notre destinée sont impénétrables et parsemées d’embûches. Il y a des turbulences sur la piste des dés de la chance ; il y a tant de grains de sable, tous ces impondérables majuscules qui font dévier notre Histoire dans des aventures parallèles. Le hasard est intolérant aux traces toutes faites ; on dirait qu’il s’amuse à déjouer les plans d’horoscope, il égare ses sujets sur des chemins sans issue et, au vent de la providence, il les bouscule vers d’autres fortunes. Nous sommes tous des numéros dans un saladier de loterie…

Les yeux pleins de larmes, il se tourna vers moi et il me raconta sa mésaventure, celle que le pacha n’avait pas voulu entendre… « Hier soir, avant les couleurs, ce gros con de second, tu sais, celui qui se promène toujours avec son antique tondeuse à main dans la poche, m’a alpagué… ». Je connaissais de loin ce second, toujours à moitié bourré mais complètement sadique ; même si j’avais la boule à zéro, dans la Cour, je faisais des détours pour l’éviter. Dans les brumes de son vin mauvais, il aurait pu trouver une de mes godasses moins brillante que l’autre, ma tenue débraillée, ou tout autre manquement qui blessât son humeur d’alcoolique…  
Malheureusement, la Marine en traînait, de ces personnages ; ne sachant pas trop qu’en faire, elle les dispatchait dans des affectations sans risque pour ses matériels. Jusqu’au bout, ceux-là profitaient de leur engagement, se réalisant entre ignorance et cruauté, jalousie et méchanceté, perversité et cirrhose…  

Il s’essuyait les yeux avec le revers de sa manche ; à force, il avait le visage tout rouge… « Il m’a appelé !... Connaissant sa réputation, j’ai fait semblant de ne pas l’entendre !... Il a insisté !... J’ai accéléré le pas… Il est parti après moi !... J’étais dans son collimateur !... S’il avait été armé, à coup sûr, il m’aurait tiré dessus !... ». Ses reniflements étaient sa ponctuation ; quand il se taisait, le film de son cauchemar repassait en grand dans sa mémoire ; mille fois, il avait repensé à ce qu’il aurait dû faire et ne pas faire… «  Il s’est planté devant moi !... Avec ses yeux à la dérive, il m’a filé un revers de calotte !... Ma bâche a roulé au sol !... Il a arraché ma plaque nominative, ce vieil apache, il a constaté mes cheveux ! Il a sorti sa tondeuse ! Il voulait mon scalp !... ». Tout en évitements, il mimait les gestes, comme s’il était encore dans l’action… « Il m’a sommé de ne pas bouger !... Quand j’ai senti son engin de tonsure opérer sur ma tête, je me suis prestement reculé !... Regarde les dégâts !... ».
Pour confirmer ses dires, il me montrait ce début de rasage sauvage. Il avait l’air penaud de celui qui, par son instinct de survie, avait naturellement réagi… « Il est revenu à la charge !... Il avait plein de sang dans les yeux !... Comme un objet contondant, j’ai cru qu’il voulait me balancer sa faucheuse à la tête !... Tous ceux qui auraient pu venir à ma rescousse s’étaient escamotés dans la nature pour ne pas supporter, à posteriori, les griefs de ce tortionnaire !... ». Oui, parfois, il valait mieux regarder ailleurs, s’occuper de ses affaires ; au « Tous unis », c’était plutôt chacun pour sa gueule et le bon Dieu pour tous, dans les moments de crucifixion… 
« Je l’ai poussé !... Il est tombé en arrière !... Il ne tenait pas sur ses jambes !... Sa tête a heurté le sol !... Il avait du sang sur la main quand il l’a passée dans ses cheveux !... Il a gueulé : « Au secours !... Au secours !... », je me suis barré en courant !... Tu comprends ?... J’étais en légitime défense !... ». J’étais d’accord avec lui mais je n’étais pas le pacha auquel il avait défendu sa cause sans succès…  
Si la tristesse et le désarroi pouvaient se mesurer, c’est Pierre qui en aurait assuré l’étalonnage. Il avait décollé la petite photo de sa copine, cachée à l’intérieur de la porte de son placard ; sa reine de beauté, comme il disait… 
Le caisson vide, il a récupéré son cadenas, il l’a jeté dans une poche de son sac de sport. Toutes ses fringues de taf étaient alignées au carré sur son matelas replié ; une dernière fois, il les a regardées comme on visite un mort de fraîche date sous la dalle d’un cimetière…  
Solennel, la tête haute, il m’a serré la main, il a reniflé sa lourde peine, il a empoigné ses affaires et il a quitté le dortoir, et la Compagnie, et l’École…

Il était l’heure décidée, celle qui a irrémédiablement choisi son camp ; les ombres s’allongeaient en échange d’un soleil qui avait remisé son costume de dorure et d’éclat, pour le lendemain. C’était l’heure entre chien riquiqui et loup féroce, quand les aboiements deviennent hurlements, quand le pelage devient fourrure et quand les dents deviennent crocs…
Comme à son habitude, l’affreux second hantait la Cour d’Honneur, recherchant un autre élève à massacrer de sa vindicte, à raser de sa tondeuse, à humilier de sa bêtise…

Tout à coup, une meute d’une douzaine d’apprentis, des louvarts affamés de vengeance, lui tomba sur le paletot ! Incognito, ils avaient tous rangé leur plaque nominative dans leurs poches ! Ils l’entraînèrent sous les frondaisons propices des pins parasols ! Tout le monde regardait ailleurs, même les quelques gradés traversant la Cour d’Honneur !...  
Vite fait, ils récupérèrent la maudite tondeuse planquée dans la poche de l’oppresseur ! Ils jetèrent sa casquette ! En un tournemain, ils ratiboisèrent sa tête ! Plaqué au sol, il ne pouvait plus bouger ! Moi, j’écrasais un de ses bras avec mes brodequins !... Mais non, je ne l’ai pas dit… Parfois, on entendait des : «  C’est Patrick qui t’offre la coupe !... ». Il prit quelques coups, aussi ; de la monnaie de ses pièces, je pense…
En une dizaine de secondes, l’affaire était réglée ; on s’essaima aux quatre coins de l’École et, ni vu ni connu, nous avions tous disparu. Dans la Cour, sur le cul, le second compta ses bosses et ses plaies comme des morsures puis, horrifié, il constata sa tonsure ; mort de honte, on n’entendit plus jamais parler de lui. La tondeuse ?… Elle est au fond de la petite darse…

7 commentaires:

  1. Terriblement injuste ! Bien trouvé le " entre chien riquiqui et loup féroce";-)

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  2. Bravo belle histoire, entre rires et amertume ! ];-D

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  3. bravo !
    pour ta 100ième participation ici, j'ai imaginé l'éventuelle suite du film pour les personnages....
    peut-être le début d'une nouvelle plus longue

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  4. Excellent ! C'était bien fait pour lui, hi hi !

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  5. Merci pour vos coms sympas. C'était mon centième texte, ici. Il est temps de tirer ma révérence; je vous souhaite une bonne continuation. Pascal.

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  6. Une histoire au savon noir sur le fil du rasoir XD

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