La tondeuse
Pendant
une pause, j’avais pu regagner la chambrée pour y récupérer une gomme, ou un
paquet de clopes ou un classeur, je ne sais plus bien. Tout à coup, je tombai
sur Pierre, un pote de la compagnie, en train de s’affairer autour de sa valise…
De
son lit, il avait plié les draps, les couvertures, et rabattu le matelas signifiant,
par-delà, la vacance de sa bannette. Aussi, je me disais que je ne l’avais pas
vu à l’atelier, ce matin ; il était peut-être en cours théorique, mais de
là à le retrouver dans le dortoir…
« Ben,
Pierre, qu’est-ce tu fous ?!... » (C’est comme cela que je lui avais formulé
ma question). Il ne répondit pas tout de suite ; il était habillé en
civil ; à la va-vite, il vidait son caisson. « Tu pars en
permission ?... ». Ma question était un peu bête parce qu’on était au
milieu de la semaine… « Tu as eu une mauvaise nouvelle de chez
toi ?... ». Il ne me regardait pas, posant ailleurs ses yeux pour ne
pas avoir à supporter mes questionnements de camarade. Il avait du mal à avaler
sa glotte comme s’il n’avait pas prévu de parler ; je sentais qu’il en
avait gros sur la patate. « Mais, qu’est-ce t’as fait à tes
cheveux ?... ». Il fit un geste en se caressant la nuque, constata
encore une fois les dégâts de cette coupe affreusement dégradée…
« Je
reviens de chez le commandant de l’École ; je suis viré… », me
dit-il, laconique…
Je
tombai sur les fesses ; dans toutes les matières dispensées ici, il avait
des meilleures notes que moi ! Il ne jurait que par son avenir dans la Marine !
Il voulait être mécanicien d’aéro sur les Crusader, comme son père l’avait été
sur les Corsair !
Pierre,
il se voyait sur le « Clem » ou sur le Foch, en train de participer à
leurs plus belles missions ! Tels des rêves noyés dès la naissance, toutes
ses illusions étaient réduites à néant…
Le
sort n’est pas toujours accommodant, je trouve ; même si elles sont
gravées à l’avance, les voies de notre destinée sont impénétrables et parsemées
d’embûches. Il y a des turbulences sur la piste des dés de la chance ; il
y a tant de grains de sable, tous ces impondérables majuscules qui font dévier
notre Histoire dans des aventures parallèles. Le hasard est intolérant aux
traces toutes faites ; on dirait qu’il s’amuse à déjouer les plans
d’horoscope, il égare ses sujets sur des chemins sans issue et, au vent de la
providence, il les bouscule vers d’autres fortunes. Nous sommes tous des
numéros dans un saladier de loterie…
Les
yeux pleins de larmes, il se tourna vers moi et il me raconta sa mésaventure,
celle que le pacha n’avait pas voulu entendre… « Hier soir, avant les
couleurs, ce gros con de second, tu sais, celui qui se promène toujours avec son
antique tondeuse à main dans la poche, m’a alpagué… ». Je connaissais de
loin ce second, toujours à moitié bourré mais complètement sadique ; même
si j’avais la boule à zéro, dans la Cour, je faisais des détours pour l’éviter.
Dans les brumes de son vin mauvais, il aurait pu trouver une de mes godasses
moins brillante que l’autre, ma tenue débraillée, ou tout autre manquement qui
blessât son humeur d’alcoolique…
Malheureusement,
la Marine en traînait, de ces personnages ; ne sachant pas trop qu’en
faire, elle les dispatchait dans des affectations sans risque pour ses
matériels. Jusqu’au bout, ceux-là profitaient de leur engagement, se réalisant
entre ignorance et cruauté, jalousie et méchanceté, perversité et cirrhose…
Il
s’essuyait les yeux avec le revers de sa manche ; à force, il avait le
visage tout rouge… « Il m’a appelé !... Connaissant sa réputation,
j’ai fait semblant de ne pas l’entendre !... Il a insisté !... J’ai
accéléré le pas… Il est parti après moi !... J’étais dans son
collimateur !... S’il avait été armé, à coup sûr, il m’aurait tiré
dessus !... ». Ses reniflements étaient sa ponctuation ; quand il
se taisait, le film de son cauchemar repassait en grand dans sa mémoire ; mille
fois, il avait repensé à ce qu’il aurait dû faire et ne pas faire… « Il
s’est planté devant moi !... Avec ses yeux à la dérive, il m’a filé un
revers de calotte !... Ma bâche a roulé au sol !... Il a arraché ma
plaque nominative, ce vieil apache, il a constaté mes cheveux ! Il a sorti
sa tondeuse ! Il voulait mon scalp !... ». Tout en évitements, il
mimait les gestes, comme s’il était encore dans l’action… « Il m’a sommé
de ne pas bouger !... Quand j’ai senti son engin de tonsure opérer sur ma
tête, je me suis prestement reculé !... Regarde les dégâts !... ».
Pour
confirmer ses dires, il me montrait ce début de rasage sauvage. Il avait l’air
penaud de celui qui, par son instinct de survie, avait naturellement réagi…
« Il est revenu à la charge !... Il avait plein de sang dans les
yeux !... Comme un objet contondant, j’ai cru qu’il voulait me balancer sa
faucheuse à la tête !... Tous ceux qui auraient pu venir à ma rescousse s’étaient
escamotés dans la nature pour ne pas supporter, à posteriori, les griefs de ce
tortionnaire !... ». Oui, parfois, il valait mieux regarder ailleurs,
s’occuper de ses affaires ; au « Tous unis », c’était plutôt
chacun pour sa gueule et le bon Dieu pour tous, dans les moments de
crucifixion…
« Je
l’ai poussé !... Il est tombé en arrière !... Il ne tenait pas sur
ses jambes !... Sa tête a heurté le sol !... Il avait du sang sur la
main quand il l’a passée dans ses cheveux !... Il a gueulé :
« Au secours !... Au secours !... », je me suis barré en
courant !... Tu comprends ?... J’étais en légitime
défense !... ». J’étais d’accord avec lui mais je n’étais pas le
pacha auquel il avait défendu sa cause sans succès…
Si
la tristesse et le désarroi pouvaient se mesurer, c’est Pierre qui en aurait
assuré l’étalonnage. Il avait décollé la petite photo de sa copine, cachée à
l’intérieur de la porte de son placard ; sa reine de beauté, comme il
disait…
Le
caisson vide, il a récupéré son cadenas, il l’a jeté dans une poche de son sac
de sport. Toutes ses fringues de taf étaient alignées au carré sur son matelas
replié ; une dernière fois, il les a regardées comme on visite un mort de
fraîche date sous la dalle d’un cimetière…
Solennel,
la tête haute, il m’a serré la main, il a reniflé sa lourde peine, il a
empoigné ses affaires et il a quitté le dortoir, et la Compagnie, et l’École…
Il
était l’heure décidée, celle qui a irrémédiablement choisi son camp ; les
ombres s’allongeaient en échange d’un soleil qui avait remisé son costume de
dorure et d’éclat, pour le lendemain. C’était l’heure entre chien riquiqui et
loup féroce, quand les aboiements deviennent hurlements, quand le pelage
devient fourrure et quand les dents deviennent crocs…
Comme
à son habitude, l’affreux second hantait la Cour d’Honneur, recherchant un
autre élève à massacrer de sa vindicte, à raser de sa tondeuse, à humilier de
sa bêtise…
Tout
à coup, une meute d’une douzaine d’apprentis, des louvarts affamés de
vengeance, lui tomba sur le paletot ! Incognito, ils avaient tous rangé
leur plaque nominative dans leurs poches ! Ils l’entraînèrent sous les
frondaisons propices des pins parasols ! Tout le monde regardait ailleurs,
même les quelques gradés traversant la Cour d’Honneur !...
Vite
fait, ils récupérèrent la maudite tondeuse planquée dans la poche de
l’oppresseur ! Ils jetèrent sa casquette ! En un tournemain, ils
ratiboisèrent sa tête ! Plaqué au sol, il ne pouvait plus bouger ! Moi,
j’écrasais un de ses bras avec mes brodequins !... Mais non, je ne l’ai
pas dit… Parfois, on entendait des : « C’est Patrick qui
t’offre la coupe !... ». Il prit quelques coups, aussi ; de la
monnaie de ses pièces, je pense…
En une dizaine de secondes, l’affaire était réglée ; on s’essaima
aux quatre coins de l’École et, ni vu ni connu, nous avions tous disparu. Dans
la Cour, sur le cul, le second compta ses bosses et ses plaies comme des
morsures puis, horrifié, il constata sa tonsure ; mort de honte, on
n’entendit plus jamais parler de lui. La tondeuse ?… Elle est au fond de
la petite darse…
Terriblement injuste ! Bien trouvé le " entre chien riquiqui et loup féroce";-)
RépondreSupprimerBravo belle histoire, entre rires et amertume ! ];-D
RépondreSupprimerbravo !
RépondreSupprimerpour ta 100ième participation ici, j'ai imaginé l'éventuelle suite du film pour les personnages....
peut-être le début d'une nouvelle plus longue
Excellent ! C'était bien fait pour lui, hi hi !
RépondreSupprimerMerci pour vos coms sympas. C'était mon centième texte, ici. Il est temps de tirer ma révérence; je vous souhaite une bonne continuation. Pascal.
RépondreSupprimerUne belle histoire, au poil évidemment ;-)
SupprimerUne histoire au savon noir sur le fil du rasoir XD
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