TOUT
ÇA POUR ÇA ?
Dans
l’espace intersidéral, aux commandes de son vaisseau
d’exploration, le Jefferson Starship XXL, P.A. Ward était le plus
heureux des hommes. Il y avait à cela, ce jour-là, trois raisons :
- il était de retour en direction de la Terre avec le sentiment du devoir accompli ;
-
il avait réussi à mettre hors service, pour le voyage du retour,
les deux androïdes bavards comme des pies qui l’accompagnaient
dans cette mission. A l’aller leur concours de composition de
limericks avait été insupportable mais il fallait bien composer
avec William et Jack dans l’habitacle : ils étaient chargés
de piloter le vaisseau tandis que lui, à bord du LEM, descendait
explorer la surface de la planète bleue. « Dormez, mes petits
agneaux ! Rêvez bien de moutons électriques, amis androïdes !»
leur avait-il déclaré en les plongeant dans une provisoire
léthargie ;
- Le
monde entier allait l’acclamer. Dans l’histoire de l’humanité
Paul A. Ward serait enregistré comme l’homme-sauveur, l’astronaute
qui avait découvert une autre Terre sur laquelle l’humanité
accomplirait son second grand pas : celui de sa migration.
***
Car
en 2111, sachez-le, braves gens, c’est la catastrophe pour la
planète. A force d’élire des climato-sceptiques butés, des
marchands de mensonges, des fabricants de fausses nouvelles, des
constructeurs de murs en tout genre, à force de vouloir le tout en
un eh bien il arrive que la banquise fonde, que les esclaves fuient,
que les guerres fusent, que les murs se chopent un accent circonflexe
sur le sommet du crâne et s’écroulent. Alors c’est la cata,
c’est la faillite. Que peuvent les états ? Rien. Ils
n’existent plus en 2111. C’est con, hein ? Oui, c’est
conglomérats et compagnie. Si ce n’est pas gai, pagaie !
Rame, homme !
***
A
priori, Art Payntor ne risquait pas d’être touché dans l’immédiat
par cette crise. Oligarque multimilliardaire à la tête d’un
empire médiatico-industriel, Promptostar S.A., il ne craignait rien
sauf les tsunamis, les inondations et les explosions de centrales
nucléaires. Intéressé depuis toujours par les étoiles, exactement
comme tous les gens qui veulent briller un jour, il avait déjà
effectué trois vols spatiaux autour de la Terre. Quand les états
n’avaient plus eu les moyens d’envoyer qui que ce soit là-haut,
il avait financé un programme secret d’exploration des abysses et
de recherche d’une planète habitable dans laquelle se réfugier en
cas de cataclysme ultime.
***
Après
être rentré dans l’atmosphère terrestre, Paul A. Ward rebrancha
les deux androïdes. Aussitôt le concours de limericks stupides
reprit de plus belle :
« Il
faut que cela se fasse ! / On pousse ! On fait la grimace !
/ L’orifice entre les fesses / Libère un truc nommé fèces. /
Après, on tire la châsse ».
« Si
tu veux séduire une gonzesse / Opère avec délicatesse ! /
Choisis bien le moment propice / Pour lui offrir de la réglisse. /
Ouais, pas mal, la sortie d’la messe ! ».
« Tous
les jours, c’était la sauce ! / Elles étaient trempées, nos
chausses ! / La bouillasse, la mélasse, / Nous avons fait
volte-face : / On n’ira plus, en Ecosse ».
Paul
serra les dents et les fesses et il entreprit de contacter Whitney
sur le tarmac de Cap Carnarrival.
- Miss Rouston, nous sommes de retour ! Jefferson Starship XXL !
-
On vous suit Paul. Votre trajectoire est bien celle que nous avions
prévue. Nous serons là à la réception. Mais s’il vous plaît,
faites taire ces deux androïdes !
***
En
fait d’accueil triomphal P.A. Ward eut droit à l’évacuation de
sa capsule au milieu d’un mauvais grain de noroît, à un voyage en
bateau agité au cours duquel Jack et William eurent le mal de mer et
vomirent et cela se conclut par un interrogatoire en bonne et due
forme dans les locaux de son commanditaire, la Promptostar S.A.
- Bienvenue
sur Terre, M. Ward. Je suis Yaddo Janik, le colonel chargé du
programme d’explorations spatiales. Nous nous sommes vus lors de
votre départ. Je suis accompagné de M. Joe Krapov, le chef de notre
police. Et je ne vous présente pas M. Art Payntor que vous
connaissez obligatoirement.
-
Je suis ravi d’être de retour et de vous apporter de très bonnes
nouvelles !» répondit Paul.
-
Dites-nous, M. Ward ! Dites les nous ! Cette planète
bleue… C’est de l’eau ? Ce sont des océans ?
-
Non, c’est mieux que cela !
-
Racontez-nous ça !
- La
planète est cinq fois plus volumineuse que la Terre. Elle n’est
pas vraiment ronde, juste un peu enveloppée et sphérique. Elle n’a
aucun relief, elle est uniformément lisse ou presque. Un peu comme
la surface d’une balle de golf ou d’un agrume. Elle est
parfaitement habitable. L’atmosphère est similaire à la nôtre.
Climat tempéré, non, pas tempéré, régulier : aucun vent,
aucune précipitation, température constante.
-
Mais alors, s’il n’y a pas d’océan et pas de pluie, il n’y a
pas d’eau ?
-
Il y a mieux que ça ! J’ai fait des prélèvements sous
l’écorce. A cinquante centimètres sous la surface du sol on
trouve une matière molle, comme pulpeuse, et quand la carotte arrive
à ce niveau cela déclenche un phénomène de geyser.
-
Il y a un liquide qui sort ? Quel est-il ? Vous l’avez
analysé ?
-
Mieux que ça ! J’en ai bu. C’est délicieux ! Un genre
de curaçao mais avec la fraîcheur d’un jus de fruit glacé.
-
Du curaçao ? Mais, que Potemkine me damne, c’est une boisson
bleue !
-
Oui, monsieur Krapov. C’est bleu. Tout ce qui se trouve sur cette
planète est bleu.
-
Diable ! répondit le chef de la police. Moi qui, en gros,
n’aime que le rouge !
***
Quand
l’interrogatoire fut terminé on ramena PA Ward dans sa chambre et
les trois hommes restèrent dans la pièce. On pouvait lire sur leurs
visages un air de gravité consternée.
- Evidemment,
Joe, tu nous le mets au secret, ordonna Yaddo. Personne ne doit
savoir que nous avons encore échoué.
-
Pas de souci pour ça. Je connais un village où il sera bien traité
à condition qu’il ne cherche pas à en sortir ou à parler.
-
Qu’est-ce qui ne va pas dans ce programme ? demanda Art P.
C’est la drogue qu’on leur fait prendre pour dilater le temps du
voyage ? Huit ans quand même pour celui-ci ! Ce sont les
androïdes d’accompagnement qui sont mal programmés ?
-
Je ne comprends pas pourquoi ils délirent à ce point !
répondit Yaddo. Comment font-ils pour inventer des mondes aussi
stupides qu’inexistants ? Et pourtant nous prenons soin de
veiller à la variété des intervenants lorsque nous lançons la
consigne de vol et mettons la fusée sur rampe de lancement. Les
faire partir tous un dimanche n'est peut-être pas une bonne idée.
C'est quand même le jour du Seigneur ?
-
C'est un hasard. Bon archivez-moi ce dossier. Ce n’est jamais que
le septième à revenir. Il en reste encore trois. Tout espoir n’est
pas perdu. » conclut Art P. en quittant la pièce et son air
soucieux.
***
Joe
Krapov a archivé le dossier dans son coffre-fort. Sur la couverture
on peut lire :
« Opération
Dix petits nègres dans l’espace– Exploration n° 7 – Paul
Averell Ward – Terre bleue comme une orange ».
***
Ce
jour-là, de son côté, Augustin Dieu s’écria : « Ma
plus belle création, avec des tas d’ouvertures, de possibilités
de développement, de passage d’un monde à l’autre, de richesses
à partager ! J’ai vu souvent des Mexicains, j’ai rarement
vu des mecs si cons ! ».
Sur
son blog il écrivit : « Quand ça veut pas, ça veut
pas !».
Je suppose que Joe Kappov et Art Paintor - que nous connaissons - étaient aussi en bleu ?
RépondreSupprimerPardon : Krapov
SupprimerMoi, j'aime bien ces androïdes ! Leurs limericks ajoutent au charme et à la drôlerie de ce voyage intersidéral
RépondreSupprimerUne fois de plus, la preuve est faite que les donneurs d'ordre - militaires ou entrepreneurs - manquent souvent de poésie dans leur imagination.
RépondreSupprimerBravo !
Délicieux délirium, c'est sans doute de la bonne que tu as rapporté de cette fichue planète... Je peux goûter ? ];-D
RépondreSupprimerje confirme, Andiamo, "c'est de la bonne" qui alimente la plume de Joe :)
RépondreSupprimerHé Joe Krapov, tu devrais plus souvent revenir faire un tour vers tes potes impromptus :)
en tout cas, ça me fait chaud au cœur que tu dialogues ainsi avec L'Arpenteur sur fond de SF qui pourrait bien être ce qui nous pend au nez dans un futur pas si lointain...
Le curaçao Potemkine! Il fallait l'inventer celui-là :)
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