Conte pour l’apéro et le jour finissant
La soirée serait délicieuse, car c’en était fini de la pluie, peut-être à tout jamais. Un souffle léger et tiède venait de l’est, éloignant les fumées de la raffinerie voisine. Avec les grosses éponges orangées des cumulus, j’avais essuyé les chaises de jardin, puis j’avais poussé la table roulante sur les dalles de la terrasse, faisant s’entrechoquer les bouteilles d’apéritif. Ma femme arriva du salon par la porte-fenêtre, tenant dans ses mains un bol rempli de morceaux d’iceberg arrachés à la banquise. Elle était vêtue du pareo que j’aime tant, qu’un brin de brise pourrait faire envoler.
Les enfants jouaient sur la pelouse de ray-grass avec leur gros ballon multicolore, qui volait et tournait dans le ciel doré, décrivant de grands cerceaux bleus, verts et ocre. Mon fils jonglait comme un sorcier, ma fille le faisait rouler avec une baguette de coudrier comme une fée échevelée. « Maman a fait de la citronnade », criai-je pour couvrir le tumulte des voitures qui filaient sur les ponts du mois de mai enjambant notre jardin. Ma fille se jeta sur moi et posa le ballon sur mes genoux. « Papa, on ne voit plus les oiseaux. » « Fais voir. » « Avant, il y avait des cacatoès, des aras bleus, des gélinottes des bois, des hirondelles à lunettes… »
Ma fille m’épate, elle sait tant de choses ! C’est vrai que quand le ballon avait été neuf, il était décoré d’oiseaux, dessinés dans les forêts, mais avec le temps, ils avaient à peu près tous disparu. Je tentai d’en plaisanter. « Peut-être qu’elles mettent des lentilles, maintenant… » « C’est grave, papa, ce n’est pas drôle. » Elle posa le doigt sur une grande tache orangée, à laquelle restaient accrochées des touffes rabougries d’armoise blanche, qui sentaient l’absinthe. « Ici, il y avait un cheval de Przewalski, il était mignon. » « Mais où vas-tu chercher tout ça, ma fille ? Tu vas au poney-club le mercredi, c’est mieux, non ? »
Mon fils s’approcha à son tour, et passa la main sur le bleu lépreux, grattant des écailles blanchâtres. « C’est quoi, papa, du plastique ? Et où est passée la tortue-luth ? » Il y est très sensible, depuis qu’il a commencé le violon. « Et là, regardez, là où il y avait un ours polaire, le blanc s’en va ! » Il avait les larmes aux yeux. « Tu as vu aussi avec quelle force tu tapes dedans, tu ne pourrais pas jouer plus doucement ! Ah, et puis, écoutez, c’est pour vous qu’on a enlevé les poisson-chats géants, les crocodiles du Nil et les vipères d’Orsini, pour que ces sales bêtes ne vous fassent pas de mal, alors zut ! » Comme ils étaient prêts à pleurer, je les renvoyai jouer dans le jardin, le temps de finir mon verre tranquillement.
Mais leurs jeux, leurs courses joyeuses et leurs rires, finirent par alerter le drone qui veille en permanence sur la sécurité de notre foyer, empêchant toute intrusion. Et lorsqu’ils lancèrent le ballon haut dans le ciel mourant, feignant de viser la lune qui surgissait entre les torchères, il fondit sur lui et l’aplatit comme une roue de brouette. « Vous ne faites jamais attention. Tant pis, vous avez plein d’autres jeux » leur dis-je pour les consoler, tout en me versant le fond de la bouteille.
« Tu es trop dur avec les enfants », me dit ma femme un peu plus tard, alors que nous étions couchés et cherchions le sommeil malgré les sirènes de l’état d’urgence. « Le ballon, ce n’est pas de leur faute. » « Oui, tu as raison. Je vais leur en trouver un autre. » Le lendemain, je suis allé au magasin pour acheter un nouveau ballon, mais ils n’en vendent plus.
La soirée serait délicieuse, car c’en était fini de la pluie, peut-être à tout jamais. Un souffle léger et tiède venait de l’est, éloignant les fumées de la raffinerie voisine. Avec les grosses éponges orangées des cumulus, j’avais essuyé les chaises de jardin, puis j’avais poussé la table roulante sur les dalles de la terrasse, faisant s’entrechoquer les bouteilles d’apéritif. Ma femme arriva du salon par la porte-fenêtre, tenant dans ses mains un bol rempli de morceaux d’iceberg arrachés à la banquise. Elle était vêtue du pareo que j’aime tant, qu’un brin de brise pourrait faire envoler.
Les enfants jouaient sur la pelouse de ray-grass avec leur gros ballon multicolore, qui volait et tournait dans le ciel doré, décrivant de grands cerceaux bleus, verts et ocre. Mon fils jonglait comme un sorcier, ma fille le faisait rouler avec une baguette de coudrier comme une fée échevelée. « Maman a fait de la citronnade », criai-je pour couvrir le tumulte des voitures qui filaient sur les ponts du mois de mai enjambant notre jardin. Ma fille se jeta sur moi et posa le ballon sur mes genoux. « Papa, on ne voit plus les oiseaux. » « Fais voir. » « Avant, il y avait des cacatoès, des aras bleus, des gélinottes des bois, des hirondelles à lunettes… »
Ma fille m’épate, elle sait tant de choses ! C’est vrai que quand le ballon avait été neuf, il était décoré d’oiseaux, dessinés dans les forêts, mais avec le temps, ils avaient à peu près tous disparu. Je tentai d’en plaisanter. « Peut-être qu’elles mettent des lentilles, maintenant… » « C’est grave, papa, ce n’est pas drôle. » Elle posa le doigt sur une grande tache orangée, à laquelle restaient accrochées des touffes rabougries d’armoise blanche, qui sentaient l’absinthe. « Ici, il y avait un cheval de Przewalski, il était mignon. » « Mais où vas-tu chercher tout ça, ma fille ? Tu vas au poney-club le mercredi, c’est mieux, non ? »
Mon fils s’approcha à son tour, et passa la main sur le bleu lépreux, grattant des écailles blanchâtres. « C’est quoi, papa, du plastique ? Et où est passée la tortue-luth ? » Il y est très sensible, depuis qu’il a commencé le violon. « Et là, regardez, là où il y avait un ours polaire, le blanc s’en va ! » Il avait les larmes aux yeux. « Tu as vu aussi avec quelle force tu tapes dedans, tu ne pourrais pas jouer plus doucement ! Ah, et puis, écoutez, c’est pour vous qu’on a enlevé les poisson-chats géants, les crocodiles du Nil et les vipères d’Orsini, pour que ces sales bêtes ne vous fassent pas de mal, alors zut ! » Comme ils étaient prêts à pleurer, je les renvoyai jouer dans le jardin, le temps de finir mon verre tranquillement.
Mais leurs jeux, leurs courses joyeuses et leurs rires, finirent par alerter le drone qui veille en permanence sur la sécurité de notre foyer, empêchant toute intrusion. Et lorsqu’ils lancèrent le ballon haut dans le ciel mourant, feignant de viser la lune qui surgissait entre les torchères, il fondit sur lui et l’aplatit comme une roue de brouette. « Vous ne faites jamais attention. Tant pis, vous avez plein d’autres jeux » leur dis-je pour les consoler, tout en me versant le fond de la bouteille.
« Tu es trop dur avec les enfants », me dit ma femme un peu plus tard, alors que nous étions couchés et cherchions le sommeil malgré les sirènes de l’état d’urgence. « Le ballon, ce n’est pas de leur faute. » « Oui, tu as raison. Je vais leur en trouver un autre. » Le lendemain, je suis allé au magasin pour acheter un nouveau ballon, mais ils n’en vendent plus.
C'était mieux avant... Avant le grand éclair, avant Big Brother, avant l'huile de roche et les torchères... ];-D
RépondreSupprimerEt ce sera mieux après, peut-être, quand les forêts repousseront
SupprimerTout n'est pas drone dans ce conte à dormir sur la tête. Il n'empêche que j'ai adoré
RépondreSupprimerC'est juste avant le transhumanisme. On avance, hein. Non ? pourquoi donc ?
Supprimerj'ai encore craqué sur ton texte ...
RépondreSupprimeret les enfants sont tellement mieux que les adultes, et les animaux aussi :)
Alors, passe un jour pour l'apéro. Mais n'attends pas trop, il n'y aura bientôt plus de ces beaux glaçons bleutés
Supprimerune fable qui m'a fait trembler malgré son charme et son côté désinvolte
RépondreSupprimerj'ai ai retrouvé un petit côté Thomas Fersen...
tu excelles dans ce genre de texte, Bricabrac :)
J'aurais fait bonne figure sur le Titanic, et toi aussi, Tisseuse
SupprimerSous des dehors bucoliques, un texte très fin. Bravo !
RépondreSupprimerFin, peut-être, comme la mince espérance de renverser la vapeur
SupprimerOn entre dans ce texte comme au coeur d'une clairière, dans une forêt bruissante d'oiseaux.
RépondreSupprimerOn aimerait s'asseoir à cette table où des verres miroitent sous le soleil qui passe à travers les feuillages.
Un breuvage sans doute délicieux et un peu étourdissant.
Et puis on se rend compte que l'on a pénétré dans l'intimité d'une famille, et l'on se retire tout doucement derrière la haie sur la pointe des pieds pour regarder avec tendresse les enfants s'ébattre sur la pelouse avec un ballon.
¸¸.•*¨*• ☆
Hmmm… chère Célestine, j’ai aussi voulu raconter, dans ce jardin coincé entre les fumées et le trafic, hypersécurisé par ailleurs, que la terre se meurt, accessoirement que lorsque les parents boivent, par exemple trop de pétrole, les enfants trinquent...
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