Un
peu en retard, elle arrive toujours vers neuf heures dix-sept, voire dix-huit
ou dix-neuf. Sa voiture ? C’est la BD187TZ ! Elle est peinte en vert
pistache ! C’est une Punto, quatre portes ! Les pneus avant sont un
peu usés, le rétroviseur intérieur a tendance à s’avachir, sa portière est un
peu cabossée… Comment je sais tout ça ? Je m’arrange toujours pour me
garer à côté d’elle mais c’est un pur hasard ! Ici, c’est la jungle des
places de parking encore disponibles !...
Une
fois, je suis entré dans sa voiture. Je devais récupérer ma bagnole chez
le garagiste et il était sur son chemin du retour ; comme quoi, le pur
hasard…
Elle
était un peu tassée sur son siège, plus par le coussin raplapla que par ma
présence. De toute façon, je n’osais pas lui parler ; de ma bouche, il ne
sortait que des banalités, des mièvreries de banc d’école. C’est la première
fois que nous étions seul à seul, en dehors du boulot. Heureusement, c’était un
peu le bazar dans sa voiture ; des bouteilles d’eau en plastique vides se
baladaient sous les sièges et cela remplissait les vides de notre conversation
si puérile.
Je
la regardais de près ; j’aimais bien son visage, je ne m’en lassais pas. Il
était constellé de petites taches de rousseur à des endroits
stratégiques ; le cou, le bout du nez, sur un coin de joue, c’était un jeu
de piste où j’aurais tant aimé laisser des empreintes de baisers. Je me faisais
des films de chasse au trésor et elle était mon actrice fétiche…
Dites-moi
que c’était un pur hasard si le destin l’avait placée sur mon chemin ! Allez !
Dites-moi que c’était une punition qu’il m’infligeait au quotidien ! Je n’étais
pas un metteur en scène !...
Quand
elle allait tirer sa clope au bas du bâtiment, je ne sais pas comment je faisais
mais je me retrouvais toujours en train de discuter avec elle. C’était comme si
les volutes de sa cigarette m’avaient alerté sur le moment de sa pause
détente ; elle devait souffler sa fumée du côté de la fenêtre de mon bureau,
c’était la seule explication ou alors, c’était un pur hasard de courant d’air
malicieux…
A
la cantine, on se retrouvait toujours pas loin l’un de l’autre ; par le
jeu des places, je jouais des coudes et me faufilais jusqu’à me retrouver en
face d’elle, comme si nous étions seuls dans un grand restaurant. J’avais ses
yeux dans les miens quand elle les levait de son assiette ; j’avais son
parfum discret qui arrivait à me perturber tant je le cherchais ; j’avais
ses moues, ses sourires et ses rires en technicolor, et même l’hiver du dehors
n’avait pas les mêmes frissons que je ressentais pendant ces moments
extraordinaires. Alors, ignorant du brouhaha environnant, je déjeunais doucement ;
je faisais de mon pichet, un grand vin, de mon plat de pâtes, un succulent mets
transalpin, de mon dessert, une pièce montée, un vacherin. Je prolongeais le
plaisir. Un jour, elle me dit que je mangeais comme un vieux tellement je m’alimentais
délicatement. Elle est moqueuse ; cela avait fait rire toute la tablée. Je
ne pouvais pas lui expliquer tout le bonheur que j’avais d’être en face d’elle.
Faut dire qu’elle avait deux enfants en bas âge et, moi, j’avais des cheveux
blancs… Allez ! Dites-moi que c’était un pur hasard si le petit moineau de
mon cœur s’était trompé de branche !...
Un
jour, j’ai eu l’insigne honneur de l’emmener jusqu’à notre cafétéria ! Je
m’étais débrouillé pour que les autres s’entassent dans une autre bagnole pour
faire le trajet ! J’ai pris mon carrosse ! Je lui ai tenu la
porte ! J’ai baissé le toit ouvrant ! Mais c’est un pur hasard si le
soleil brillait tant ! Quand elle regardait le ciel, les traits des avions
se plantaient dans des nuages en forme de cœur ! Dans les platanes, les
petits oiseaux avaient des chansons de joyeuse fête nuptiale ! Toutes les
voitures des carrefours nous klaxonnaient ! Même s’il n’y avait qu’une
petite dizaine de kilomètres, j’aurais fait le tour de la terre pour rejoindre
cette cantine…
Pendant
les réunions hebdomadaires, il pouvait se dire des choses importantes sur
l’avenir de la boîte, sur nos intérêts et tout le reste. Moi, je ne voyais que le
présent tant je l’admirais ; elle était ma seule attention ; elle était
le hasard de ma chance et la certitude de mon désespoir. Ils pouvaient bien
passer des diapos, des schémas, des films, dans la pénombre de la salle, je
cherchais son ombre essentielle au milieu des autres figurants…
Le
week-end, je passais cent fois devant sa maison mais c’était un pur hasard
parce que c’était le chemin de la plage. Parfois, le portail était
ouvert ; un instant, je voyais sa voiture pistache garée et j’étais
content comme si je ramenais chez moi un trophée d’obsession ; c’était mes
longs dimanches de fiançailles…
Parfois,
devant la machine à café, on se retrouvait en décalé avec les autres. Un autre
pur hasard : j’avais toujours de la monnaie pour nous deux ! Par
je ne sais quel sortilège, quand je glissais les pièces dans la fente de
l’appareil, le bruit du mécanisme remontait mes allants de séducteur timoré.
J’avais des mots de cosmonaute, sans doute à cause de son étoile qui
m’accaparait…
Quand
elle me regardait, je perdais tous mes moyens ; j’étais ébloui comme quand
on regarde le soleil en face. Aussitôt, pantelant, j’étais naufragé dans le
bleu de ses yeux ; je pataugeais, je me noyais mais je retenais mes soupirs
au bout de ses prunelles ; je crois qu’elle s’en amusait. Le hasard n’est
pas si pur…
Un
jour d’accablement, j’ai rencontré son mari, un vulgaire blondin trentenaire,
qu’elle tenait négligemment par le bras ; il m’a serré la main comme s’il
me connaissait, ce n’était pas un hasard… On s’est raconté des insignifiances
de pluie et de beau temps et il m’a remercié pour toute la complaisance que
j’avais envers sa femme… « Sa femme. » Ces deux mots résonnaient dans
ma tête et tous les Doliprane de toutes les pharmacies du monde n’auraient pu
calmer ce brouhaha intenable. Mais qu’avait-il de plus que moi, cet hobereau de
pacotille ? Que savait-il de l’effeuillage des marguerites, du murmure des
sources, du cri des éclairs, du parfum des autels, de l’or du Bonheur ?...
Ce
qu’il n’avait pas en plus, il l’avait en moins : vingt-trois ans… Alors,
avec mes cheveux blancs et mes rêveries de vieux beau, j’ai pris la retraite,
j’ai déménagé, j’ai changé de région ; depuis, le moineau de mon cœur est à
l’agonie au fond de sa cage. Pourtant, quand je vois une voiture pistache
passer dans les environs, il ne peut s’empêcher de « chamader », mais
ce n’est que… le pur hasard de la circulation…
Jolie cette histoire, j'ai connu une jolie moinelle, quelqques kilomètres et 20 ans nous séparaient. 20 ans ? Une vie que nous n'avons pas vécue ensemble...
RépondreSupprimer:-)
Supprimercependant...pour certains, ce type de rencontres devient une histoire concrète...
RépondreSupprimerAu bout de tant de purs hasards,le doute s'insinue
RépondreSupprimerune très belle histoire ou le hasard est prenant toute une vie et l'oiseau s'envole un peu dans la tristesse ...
RépondreSupprimerIl n'y a pas que la couleur de la pistache qui soit envoûtante. Ton style est un ensorcellement !
RépondreSupprimerA peine réarrivé ici, je vais devoir déménager moi aussi ! ;-)
C'est mignon, cette succession de purs hasards...
RépondreSupprimerLe destin s'amusait follement à semer des cailloux, on dirait...
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