mercredi 6 décembre 2017

Marité - Une page qui se tourne

Lettre à mon amie d'enfance.

Il faut que je te dise tout ce qu'il restait à dire entre nous. Tu n'aimais pas les débordements. Quels qu'ils soient. Et encore moins les démonstrations d'amitié. Tu ne peux imaginer ma peine quand, tout à coup, à l'adolescence, tu t'es mise à me tendre la main quand nous nous rencontrions. Tout comme tu la tendais à toutes les personnes de notre entourage. Je n'ai pas compris alors cette habitude que tu avais prise et je t'en voulais un peu. Mais nous ne connaissions pas les effusions : nos familles ne nous avaient pas appris les gestes d'amour et d'amitié. Je trouvais quand même ce revirement un peu bizarre puisque nous nous embrassions avant.

Simplement, je pense que tu ne voulais pas que l'on te touche. Même tes plus proches. Ce n'était pas de la répulsion puisque ton sourire éclairait toujours ton visage ouvert et rieur. Je n'ai jamais osé te demander les raisons de ce changement. Mais je crois aujourd'hui deviner des choses pas très saines. Tu me parlais parfois du mari de l'institutrice qui rôdait dans les parages quand tu conduisais ton troupeau au pré. Est-ce cela ? Comment aurais-je pu imaginer ? Nous étions aussi innocentes l'une que l'autre. Si tu as souffert à ce moment là, tu as supporté ce traumatisme seule. J'étais ta meilleure amie. J'avais remplacé la sœur que tu avais perdue quelques années plus tôt. Tu as sans doute pensé que je ne te croirais pas ou que je ne pouvais pas comprendre. Je ne sais pas comment j'aurais réagi, c'est vrai mais j'aurais sans doute dû parler, t'interroger malgré tout. Nous aurions partagé ton désarroi et ce secret entre nous aurait davantage scellé notre amitié.

Tu es partie à l'université pendant que j'entrais dans le monde du travail. La vie nous a séparées pendant de longues années. Nous n'avons pas réussi vraiment à renouer le contact, nos univers étant totalement différents. Mais je sentais, lors de nos rencontres, remonter les souvenirs et je voyais sur ton visage qu'il en était de même pour toi. Je ne t'ai jamais oubliée et tu es indissociable de mes années d'enfance et d'adolescence.

Tu es partie il y a peu sans me dire au revoir. La maladie t'avait rendue sauvage. Tu ne voulais pas que l'on voit ta déchéance. Je n'ai pas pu t'accompagner le jour où l'on t'a conduite au cimetière de notre village. Et à vrai dire, je n'en n'avais pas envie. C'était rendre définitive ta disparition et avec toi enterrer des morceaux de notre jeunesse commune. Je pensais ainsi pouvoir occulter ta mort, la braver, afin qu'elle ne fasse pas obstacle à la mémoire.

Mais je me trompais. Un défi. Un déni stupide. Et étrangement égoïste. Aujourd'hui, quand j'évoque mon enfance, il me vient tout de suite à l'esprit cette cassure, ce manque de toi. Je le sais, je dois faire mon deuil et tourner la page afin que cette entrave disparaisse et que je pense à toi sereinement.

Te souviens-tu de ce poème de Hugo que nous récitions ensemble "Demain, dès l'aube" ? Alors, oui, j'irai demain sur ta tombe déposer un bouquet de houx. Je te raconterai nos collines noyées dans le brouillard. Nous les aimions toutes deux d'un amour inconditionnel. Je te raconterai notre village désolé par ce temps hivernal. J'essaierai, moi, de ne pas être triste. J'évoquerai pour toi d'autres jours où nos petites montagnes flamboyaient sous le soleil des vacances, nos courses à travers bois, nos baignades dans le ruisseau, nos fous rires et nos premiers émois d'adolescentes. Je te parlerai de nos fermes voisines et des soirées de juin embaumant l'herbe fraîche et le foin sec. Tu vas sourire si je te parle des cerisiers où tu aimais grimper comme un garçon pour cueillir les fruits que tu lançais à mes pieds en te moquant de ma couardise. Sais-tu que j'ai maintes fois souhaité que tu tombes ?

Je raviverai pour toi nos souvenirs communs, les premiers et sans doute les plus importants : nos familles, nos mères surtout qui nous gâtaient quand elles le pouvaient, l'école où nous aimions apprendre parce que tout était nouveau pour nous, nos camarades, nos jeux avec trois fois rien. Mais qu'importe ! Nous n'avions pas besoin de jouets : galoper dans la campagne nous suffisait. Je suis sûre que tu sentiras ce parfum d'enfance où baignaient nos vies mêlées. J'ai besoin de renouer le lien par delà ta mort. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

12 commentaires:

  1. Bel hommage tout sensible à l'amitié/l'amour d'une vie.

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    1. J'ai mis mon cœur à nu dans cette lettre. Merci Chri d'en avoir saisi
      toute la portée.

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  2. magnifique lettre que je qualifierais presque de "thérapeutique", car cet évitement, cet "au revoir" non dit était très lourd finalement
    c'est bien étrange comme le vide peut peser lourd :(
    par une telle lettre, en ré-ouvrant le dialogue interrompu on restaure la relation, car la personne est décédée, mais la relation en nous est quant à elle vivante, et il est important de le reconnaître, comme ici, et de lui faire une place, afin de pouvoir se restaurer soi-même

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    1. Tisseuse : ton com me touche beaucoup. Il y a longtemps que j'apprécie sur ce site ta compréhension, ta sensibilité et ta gentillesse. Merci.

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  3. C'est une page qui ne se tourne pas; l'Amour rend les choses éternelles.

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    1. Oui Pascal. C'est sans doute pour cela que j'ai écrit plusieurs lettres à cette amie après sa disparition. Bien certainement, il aurait fallu le faire avant. Mais la vie...Mais la pudeur, cette horrible pudeur parfois...

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  4. Tu as raison, la pudeur nous empêche. Il fallait donc que ça sorte...
    Très beau, Marité.

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  5. On garde sa pudeur comme un trésor, c'est bien dommage mais comment exprimer ses sentiments dans cette modernité qui montre du doigt. Ton amie devait connaître tes sentiments sinon elle n'aurait pas été ton amie.

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  6. Oh si tu savais à quel point cette lettre touche un point sensible de ma vie...
    Elle est magnifique.
    Merci marité
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Célestine : quand j'écris des textes "sérieux",je ne triche pas, j'écris avec ma sensibilité et mes tripes. On ne peut le ressentir que si l'on est soi-même sensible. C'est ton cas.

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  7. Merci Cacoune, Pascal et Célestine.

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