L’encrier des Poètes
«
Les curieux évènements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en
2019, à Romans… »
Les
scientifiques modernes se penchent sur tout ce qui ne s’expliquait pas encore,
il y a quelques années ; aujourd’hui, ils peuvent voir dans les plus
petites choses, ils remontent jusqu’à leur ADN, ils déflorent les mystères, ils
éludent les légendes, ils banalisent l’occulte, ils pénètrent les arcanes ;
pragmatiques, ils résolvent les énigmes les plus anciennes…
Récemment,
dans un laboratoire, par jeu ou par bravade, quelques-uns d’entre eux se mirent
au défi d’étudier les restes d’un brillant liquide, celui du fond d’un encrier
en porcelaine, acheté par un des chercheurs, dans une brocante. L’une des
jeunes assistantes du labo prit cette initiative un peu loufoque tellement à
cœur qu’elle enregistra toutes ses découvertes si précieuses sur son carnet
intime ; à la faveur de la chance et des choses de l’imagination
souveraine, j’ai pu retrouver ses notes et je vous les traduis, ici, dans la
confidence de cette écriture sibylline…
Au
début, entre scepticisme et engouement, l’œil sur son microscope, une goutte de
liquide entre deux lamelles, elle chercha à déterminer ce qu’elle découvrait.
En
grossissant un peu, elle énuméra les composants de l’encre, comme on révise ses
formules avant un examen ; en grossissant beaucoup, elle découvrit quelques
étrangetés singulières qui aiguisèrent sa légitime curiosité de chercheur
(euse) ; en grossissant passionnément, médusée et conquise, elle fut
littéralement impressionnée par d’imperceptibles mouvances ondulatoires qui créaient
des arabesques mystérieuses !...
Les
autres ?... Les autres, les réalistes, ils ne voyaient rien !... Trop
occupés à leurs habitudes, à l’inertie des modes opératoires, à la pluralité de
leurs expériences, las et sceptiques, ils avaient abandonné la traduction
intérieure de cet encrier…
Notre
jeune laborantine continua ses expériences en approfondissant plus encore son
étude. Au laser, au microscope électronique, à la lunette infra-rouge, et tous
les outils modernes en sa possession, elle tenta, sans succès, de percer le
mystère de cette mystérieuse encre indéchiffrable. En désespoir de cause, dans
un moment de faiblesse, elle laissa tomber une larme remplie de délicatesse sur
ses lamelles…
Avant
d’abandonner à son tour mais, comme elle était fort curieuse, elle remit son
ouvrage mouillé sous l’œil inquisiteur du microscope à balayage…
D’abord,
elle ne comprit rien de ce qu’elle découvrait : c’était tellement hallucinant,
tellement incroyable, tellement extraordinaire !... En tremblant de tout
son enthousiasme, elle adapta les lentilles de l’appareil à l’incroyable
phénomène se déroulant devant son ébahissement. Ça grouillait !... Ça
dansait !... Ça gesticulait !...
Ayant
branché le son du puissant appareillage à son casque, elle entendit
distinctement un : « Ha, les a !... Dépêchez-vous, les a !... ».
Elle découvrit une farandole de a, un galimatias de a, un Annapurna de
a !... Il y en avait pour les coups de tabac, les ananas, les
avatars !... « Les e ?... Bienvenue, les e ; n’oubliez pas
vos chapeaux… ». Une enfilade de e se tenait par les épaules, comme des
enfants à l’école… « Ho, les o !... Il y aura de la place pour
tous !... Un peu de calme : on n’est pas au zoo !... ». Comme
des roues de vélo, ils tourneboulaient tels des acrobates allant au
boulot ; il ne fallait pas perdre les o…
Elle
se recula prestement de son microscope comme si tout ce qu’elle découvrait
n’était plus que l’œuvre de son imagination !... Tout ça, c’était
impossible !... Ce n’était que le prolongement de ses vieilles croyances,
elle, la plus terre-à-terre de ce labo !... Pourtant, elle retourna à son
devoir d’examinatrice fanatique…
« Hue,
les u !... Grimpez tous, bande d’hurluberlus !... » Les Ubu, les
tutus, les goulues, se pressaient avec les cumulus et les fugueurs…
« Les
y ?... Où sont les y ?... Qui a vu les y ?... Ils sont encore à
Mykonos ?... On a besoin d’eux pour les yeux, les youpi, les yoles et les
yachts !... »
Sous
l’œil exorbité de la chercheuse, vinrent les majuscules ; tels des
mousquetaires royaux, elles avaient des révérences précieuses pour chacune des
files qu’elles croisaient…
La
ponctuation fit une entrée remarquée ; n’est-elle pas le souffle de l’écrivain
et la respiration du lecteur ?... « Ne mélangez pas les traits
d’esprit avec les traits d’union !... »
Les
points et les virgules, les tirets et les apostrophes paradaient à la fête, et
les chapeaux de toutes les voyelles voltigeaient en l’air dans un feu d’artifice
de trémas et de circonflexes !...
« Les
i ?... Où sont passés les i ?... Par ici, les i !... ». En
nombre infini, ils arrivaient en catimini ; on en avait besoin pour
éclairer les pistils, pour colorier les tissus, pour raconter l’indivisibilité…
Tout
ce petit monde des voyelles cherchait son encrier avec des rires qui auguraient
les licences poétiques fleuries d’un beau printemps. Naturellement, les lettres
se congratulaient, heureuses d’êtres présentes au banquet des mots. Aimantés
par une attraction supérieure, que la scientifique ne comprenait pas encore, les
o et les e, entrelacés, cherchaient leur cœur, les âmes se statufiaient en or,
des embryons de rime, toutes unanimes, s’arrangeaient en belles maximes.
Au
fond de cet encrier magique, il s’y baignait les consonnes et les voyelles, et
tout ce qui enfante l’Ecriture ; dans la valse truculente des profondeurs,
des couples se formaient. Pour ne parler que d’eux, en rondes enjouées, les a,
les e, les u, se donnaient la main en eau et des prémisses de fins de mots se
formaient en artifices ; des châteaux s’érigeaient, des bateaux prenaient
la mer, des moineaux vocalisaient…
En
scrutant le fond du petit récipient de porcelaine, il devait nager Moby Dick,
naviguer Ulysse, se cacher des sirènes, flotter des Apollinaire, Rimbaud, Pagnol
et consorts, sur des coquilles de noix, se dit notre jeune laborantine, dans un
souffle de lyrisme…
À
l’insatiable inspiration de leur plume, les poètes vont s’abreuver dans cet
encrier ; ils n’ont qu’à touiller et ils attrapent les mots les plus beaux,
se dit-elle encore…
Mais
qu’est-ce qui lie tous ces mots entre eux ?... Mais qu’est-ce qui les
enchaîne aux brûlures heureuses d’une même ardeur volcanique ?... Mais
qu’est-ce qui les marie si assidûment ?... Une autre de ses larmes lui
répondit ; elle tomba dans l’encrier, et toutes les lettres, et tous les
mots, et tous les verbes, et tous les adjectifs se collèrent à ce délicieux
appât. C’était l’Amour…
L'Amour est au fond de l'encrier, c'est bien connu :)
RépondreSupprimerSans doute n'est ce pas seulement les notes de cette laborantine que tu as retrouvé, mais aussi un fond d'encre car les mots de ce beau texte en sont comme imprégnés ;-)
RépondreSupprimerMagnifique !
RépondreSupprimerUne amie de Cabrel peut-être, qui grâce à cette découverte, a pu écrire à l'encre de ses yeux ...
"...mais qu'est-ce qui les enchaîne aux brûlures heureuses d'une même ardeur volcanique..."
RépondreSupprimerC'est beau...! :)
Je progresse dans ma recherche : à défaut de trouver la reine des mots, j'en ai devant moi le Roi.
RépondreSupprimermagnifique: ce texte ferait un excellent et merveilleux album de littérature jeunesse.
Bravo Pascal
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆
et tu as jeté l'encre auprès de la laborantine :)
RépondreSupprimerNon, j'ai mis les voiles... :)
SupprimerUn beau texte. Merci. J'ai aimé : "les e et les o entrelacés cherchaient leur cœur."
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