lundi 29 avril 2019

Pascal - La dernière séance

L’Alhambra


À l’école primaire, on avait notre carte d’abonnement pour aller au cinéma ; chaque année, elle changeait de couleur ou alors, c’était les vignettes, je ne sais plus. Pour la future projection, on devait acheter le timbre et le coller sur la fameuse carte ; c’était le sésame de cette évasion sur grand écran. Et quand il fallait collecter les sous pour acheter le timbre, c’était au bon vouloir de mes parents et des notes sur mes cahiers. Mais oui, je savais tout de mes récitations, des dernières additions, des dictées et des tables de multiplications !... Au jour fatidique, après toutes mes prières d’écolier, maman ouvrait son porte-monnaie ; avec une grande solennité et mille recommandations, elle me donnait son autorisation sous forme sonnante et trébuchante : quelques dizaines de centimes…

Le samedi après-midi, tous les gamins de Romans convergeaient vers le cinéma. Je me souviens des grands trottoirs, des quelques feux rouges, de nos lèche-vitrines devant les bonbons et de nos courses endiablées pour n’être pas en retard. On se pressait devant l’entrée, on se rangeait par affinité de classe et d’école, on se gardait la place et c’était des longues colonnes de gamins trépignant sur les marches devant les immenses affiches. Enfin, à quatorze heures, les grilles de l’Alhambra étaient tirées. Des grands compostaient notre carte ; alors, on fonçait à l’intérieur en criant, en se bousculant, en riant.
Si la salle était immense, c’est qu’on était petits. On se retrouvait, ensemble, pour ne pas être trop dépaysés pendant cette aventure de projection et pour comparer notre émerveillement pendant les grandes actions ; « l’Alhambra », rien que ce nom prononcé, c’était le abracadabra de notre imagination…

À cette époque d’enfance, la vie était peut-être moins insipide. L’innocence est forcément heureuse puisqu’elle est honnête. Nos sens en éveil réceptionnaient tout ce que notre jeunesse découvrait. On entassait tout cela dans notre porte-monnaie sensoriel comme des trésors inestimables. Un rien nous amusait ; pendant la récré, un coup de vent à travers les platanes et c’était des éclats de lumière dans la cour de l’école ; un orage d’été et c’était les odeurs tièdes du goudron réveillé ; une pépite de flocon sur la langue et c’était toute la joie des futures boules de neige. Nous étions les vedettes de notre vie, les peintres de ses décors, les metteurs en scène de son défilement, les héros conquérants de nos dénouements en devenir…
C’est drôle, ces tendres souvenirs qui ne se détachent jamais ; on dirait nos habits d’enfant, alignés sur le fil du Temps et flottant aux soupirs de nos souvenances. Ils sont notre ombre bienfaitrice quand on manque de soleil. Ils sont notre manteau de gloire au défi des années passantes, celles rugueuses, celles froides, celles austères, où rien ne se passe de palpitant, où nos je t’aime s’enlisent comme des ricochets sans partance.
Nos souvenirs sont les douces caresses inépuisables d’un fier passé et, sans vergogne, nous piochons dedans. Ils sont notre auréole protectrice, notre référence, nos remèdes, quand rien ne va plus. On les garde jalousement mais on les ressort prestement quand il faut les comparer, quand il faut se soigner, quand plus rien ne ressemble à rien…
On cohabite avec eux dans l’ordinaire mais ils ressurgissent à l’improviste, ces placebos de bonheur, au hasard d’un parfum capiteux ou timide, d’une couleur aveuglante ou confuse, d’un goût enivrant ou fortuit, d’un son mélodieux ou imperceptible, d’une caresse qui frissonne jusqu’au tréfonds de notre âme. Parfois, ils nous submergent, ils nous avisent, ils nous retiennent, ils nous empêchent de mordre dans le présent comme on devrait le faire avec une grande satiété d’affamé.
Ils sont aujourd’hui les points de repères obligatoires sur lesquels on a fondé notre bonheur. Chacun a son caractère imprégné au plus profond de nous. Il traverse les années sans une ride, sans une altération, sans une déformation. Brillant, neuf, intact, il est le bibelot sublime, le lien d’un passé enchanteur qui aide à vivre au présent et nos évocations insatiables l’agitent d’une belle ardeur de trophée. Pourtant, les souvenirs deviennent ce que les vieux en font. Quand ils se transforment en confidences, un jour de trépas, ils sont stèles, statues, légendes, rumeurs et oubli ; on devient nostalgiques du passé quand on n’attend plus rien du présent. M’en fous, moi, j’ai encore dans la bouche le goût de la colle du timbre quand je l’apposais cérémonieusement au dos de ma carte de l’Alhambra…

Je ne me souviens plus des couleurs des fauteuils et des imposantes tentures disposées le long des murs. Je ne me souviens plus des jeunes visages enthousiastes, autour de moi, lorgnant obstinément le rideau comme s’ils avaient peur de rater un centimètre de pellicule. Je ne me souviens plus des confortables fauteuils où on aurait pu facilement tenir à deux ou trois et de leurs larges accoudoirs où l’on se disputait l’emplacement en étirant les bras. Je ne me souviens plus du grand balcon et des regards condescendants qui nous observaient de haut… Ce dont je me souviens, ce sont les éclairages qui s’éteignaient un à un, toute la rumeur grondante de la salle qui se taisait soudain, le grand rideau de la scène qui s’ouvrait lentement, le « ha » général poussé d’une seule et même voix et des ombres furtives qui couraient encore à la recherche des derniers strapontins. Là, aux premières images, découverte, la poussière se « vertébrait » dans le faisceau de lumière ; volutes extraordinaires, c’était des pépites d’or et d’argent, de pourpre et de pastel, de fauve et d’émeraude, soufflées dans notre ambiance au savant imaginaire. Libérées du noir, elles dansaient un instant puis elles s’en retournaient se poser dans le néant comme si elles connaissaient déjà tout du scénario…

Chut… le film commence… 

8 commentaires:

  1. Joliment raconté ! Le kaléidoscope des couleurs dans le long fuseau lumineux, avant qu'il se dévoile sur l'écran.

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  2. Tu sais tellement bien décrire les "je me souviens" ! Oui, Pascal les souvenirs d'enfance sont un bien précieux surtout ceux qui ont marqué notre jeune vie de leur lumière, qui ne s'effacent pas et resurgissent avec des bouffées de tendresse. Merci pour ce partage.

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  3. Tu écris et décris tant de belles émotions, ça me fait du bien de te lire...J'essaye de me souvenir de mon caractère du tout début de la vie, de le retrouver...(J'y parviens parfois! mais toi, tu le fais divinement bien, dès que tu prends la plume!)

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  4. Touché ! Vraiment bien, et qu'est-ce que ça parle !
    Bravo Pascal.

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  5. Ils sont beaux ces souvenirs. Je n'ai pas connu de carte de cinéma à timbres comme cela... peut-être est-ce cela qui m'aura manqué ... ;-)

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  6. J'en ai les Cinq Sens tout émoustillés, comme le dirait... Camille ;)

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    1. Excellent, Tiniak, tu es en pleine forme !... :)

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