L’Alhambra
À
l’école primaire, on avait notre carte d’abonnement pour aller
au cinéma ; chaque année, elle changeait de couleur ou alors,
c’était les vignettes, je ne sais plus. Pour la future
projection, on devait
acheter le timbre et le coller sur la fameuse carte ; c’était
le sésame de cette évasion sur grand écran. Et quand il fallait
collecter les sous pour acheter le timbre, c’était au bon vouloir
de mes parents et des notes sur mes cahiers. Mais oui, je savais tout
de mes récitations, des dernières additions, des dictées et des
tables de multiplications !... Au jour fatidique, après toutes
mes prières d’écolier, maman ouvrait son porte-monnaie ;
avec une grande solennité et mille recommandations, elle me donnait
son autorisation sous forme sonnante et trébuchante : quelques
dizaines de centimes…
Le
samedi après-midi, tous les gamins de Romans convergeaient vers le
cinéma. Je me souviens des grands trottoirs, des quelques feux
rouges, de nos lèche-vitrines devant les bonbons et de nos courses
endiablées pour n’être pas en retard. On se pressait devant
l’entrée, on se rangeait par affinité de classe et d’école, on
se gardait la place et c’était des longues colonnes de gamins
trépignant sur les marches devant les immenses affiches. Enfin, à
quatorze heures, les grilles de l’Alhambra étaient tirées. Des
grands compostaient notre carte ; alors, on fonçait à
l’intérieur en criant, en se bousculant, en riant.
Si
la salle était immense, c’est qu’on était petits. On se
retrouvait, ensemble, pour ne pas être trop dépaysés pendant cette
aventure de projection et pour comparer notre émerveillement pendant
les grandes actions ; « l’Alhambra », rien que ce
nom prononcé, c’était le abracadabra de notre imagination…
À
cette époque d’enfance, la vie était peut-être moins insipide.
L’innocence est forcément heureuse puisqu’elle est honnête. Nos
sens en éveil réceptionnaient tout ce que notre jeunesse
découvrait. On entassait tout cela dans notre porte-monnaie
sensoriel comme des trésors inestimables. Un rien nous amusait ;
pendant la récré, un coup de vent à travers les platanes et
c’était des éclats de lumière dans la cour de l’école ;
un orage d’été et c’était les odeurs tièdes du goudron
réveillé ; une pépite de flocon sur la langue et c’était
toute la joie des futures boules de neige. Nous étions les vedettes
de notre vie, les peintres de ses décors, les metteurs en scène de
son défilement, les héros conquérants de nos dénouements en
devenir…
C’est
drôle, ces tendres souvenirs qui ne se détachent jamais ; on
dirait nos habits d’enfant, alignés sur le fil du Temps et
flottant aux soupirs de nos souvenances. Ils sont notre ombre
bienfaitrice quand on manque de soleil. Ils sont notre manteau de
gloire au défi des années passantes, celles rugueuses, celles
froides, celles austères, où rien ne se passe de palpitant, où nos
je t’aime s’enlisent comme des ricochets sans partance.
Nos
souvenirs sont les douces caresses inépuisables d’un fier passé
et, sans vergogne, nous piochons dedans. Ils sont notre auréole
protectrice, notre référence, nos remèdes, quand rien ne va plus.
On les garde jalousement mais on les ressort prestement quand il faut
les comparer, quand il faut se soigner, quand plus rien ne ressemble
à rien…
On
cohabite avec eux dans l’ordinaire mais ils ressurgissent à
l’improviste, ces placebos de bonheur, au hasard d’un parfum
capiteux ou timide, d’une couleur aveuglante ou confuse, d’un
goût enivrant ou fortuit, d’un son mélodieux ou imperceptible,
d’une caresse qui frissonne jusqu’au
tréfonds
de notre âme. Parfois,
ils nous submergent, ils nous avisent, ils nous retiennent, ils nous
empêchent de mordre dans le présent comme on devrait le faire avec
une grande satiété d’affamé.
Ils
sont aujourd’hui les points de repères obligatoires sur lesquels
on a fondé notre bonheur. Chacun a son caractère imprégné au plus
profond de nous. Il traverse les années sans une ride, sans une
altération, sans une déformation. Brillant, neuf, intact, il est le
bibelot sublime, le lien d’un passé enchanteur qui aide à vivre
au présent et nos évocations insatiables l’agitent d’une belle
ardeur de trophée. Pourtant, les souvenirs deviennent ce que les
vieux en font. Quand ils se transforment en confidences, un jour de
trépas, ils sont stèles, statues, légendes, rumeurs et oubli ;
on devient nostalgiques du passé quand on n’attend plus rien du
présent. M’en fous, moi, j’ai encore dans la bouche le goût de
la colle du timbre quand je l’apposais cérémonieusement au dos de
ma carte de l’Alhambra…
Je
ne me souviens plus des couleurs des fauteuils et des imposantes
tentures disposées le long des murs. Je ne me souviens plus des
jeunes visages enthousiastes, autour de moi, lorgnant obstinément le
rideau comme s’ils avaient peur de rater un centimètre de
pellicule. Je ne me souviens plus des confortables fauteuils où on
aurait pu facilement tenir à deux ou trois et de leurs larges
accoudoirs où l’on se disputait l’emplacement en étirant les
bras. Je ne me souviens plus du grand balcon et des regards
condescendants qui nous observaient de haut… Ce dont je me
souviens, ce sont les éclairages qui s’éteignaient un à un,
toute la rumeur grondante de la salle qui se taisait soudain, le
grand rideau de la scène qui s’ouvrait lentement, le « ha »
général poussé d’une seule et même voix et des ombres furtives
qui couraient encore à la recherche des derniers strapontins. Là,
aux premières images, découverte, la poussière se « vertébrait »
dans le faisceau de lumière ; volutes extraordinaires, c’était
des pépites d’or et d’argent, de pourpre et de pastel, de fauve
et d’émeraude, soufflées dans notre ambiance au savant
imaginaire. Libérées du noir, elles dansaient un instant puis elles
s’en retournaient se poser dans le néant comme si elles
connaissaient déjà tout du scénario…
Chut…
le film commence…
Joliment raconté ! Le kaléidoscope des couleurs dans le long fuseau lumineux, avant qu'il se dévoile sur l'écran.
RépondreSupprimerTu sais tellement bien décrire les "je me souviens" ! Oui, Pascal les souvenirs d'enfance sont un bien précieux surtout ceux qui ont marqué notre jeune vie de leur lumière, qui ne s'effacent pas et resurgissent avec des bouffées de tendresse. Merci pour ce partage.
RépondreSupprimerTu écris et décris tant de belles émotions, ça me fait du bien de te lire...J'essaye de me souvenir de mon caractère du tout début de la vie, de le retrouver...(J'y parviens parfois! mais toi, tu le fais divinement bien, dès que tu prends la plume!)
RépondreSupprimerTouché ! Vraiment bien, et qu'est-ce que ça parle !
RépondreSupprimerBravo Pascal.
Ils sont beaux ces souvenirs. Je n'ai pas connu de carte de cinéma à timbres comme cela... peut-être est-ce cela qui m'aura manqué ... ;-)
RépondreSupprimerMagnifiquement poétique.
RépondreSupprimerJ'en ai les Cinq Sens tout émoustillés, comme le dirait... Camille ;)
RépondreSupprimerExcellent, Tiniak, tu es en pleine forme !... :)
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