Un
livre hépatant
Les éditions
irrégulières viennent de sortir un nouveau livre. C'est un livre
brochet, que tirent sur les chemins de halage des pages en livrée
numérotés de 1 à 120. Il est pourvu de 700 dents, qui
déchiquettent les grenouilles des canaux eutrophes, brisent les
cœurs
des lectrices et broient du noir. Les pages n'étant pas
coupées, on aura pris soin, avant de commencer la lecture, d'avoir
glissé dans sa boîte à pêche en bois de pêche un couteau
écailleur, mais un couteau à filet affilé fera aussi l'affaire.
Le roman, très
documenté, retrace l'histoire du réseau de canaux et canalicules
qui assurèrent au siècle dernier les liaisons fluviales entre le
foie et le duodénum, depuis la phase de conception jusqu'à sa
tragique évanescence. On y voit fumer en volutes les cerveaux des
ingénieurs géniaux qui les premiers eurent l'idée de se livrer à
des calculs biliaires, et les cigares des généreux banquiers qui
échafaudèrent le financement de ce projet colossal. On recourut
également à un emprunt public, lequel reçut un accueil
enthousiaste, notamment de la part des personnes anxieuses, qui se
font toujours de la bile.
L'idée, qui paraît
simple mais encore fallait-il la trouver, était d'accélérer
l'acheminement de la bile jusqu'au conduit cholédoque, lequel
s'aboucherait directement dans le duodénum. Un peu sur le modèle du
canal de Wirsung par lequel circulent les sucs pancréatiques, ceci
pour les lecteurs avertis qui connaissent le coin, soit qu'ils y
pêchent à la ligne le week-end, soit qu'ils aient eu l'occasion de
visiter le site à l'occasion des journées du patrimoine.
On fit venir des chinois
payés 35 dollars par mois pour forer à travers le tissu hépatique,
à coup de nitroglycérine, les invaginations nécessaires à
l'installation de ce réseau complexe, délicat, fragile, arachnéen.
On attira des irlandais et des mormons en promettant de leur accorder
en toute propriété des lobules à défricher, voire des postes
d'éclusier sur le canal cystique.
Lorsque les officiels
vinrent inaugurer les installations, le vin d'honneur manqua de
provoquer un début de cirrhose. L'auteur dépeint le ballet
incessant des péniches chargées de barriques de bile, qu'il compare
avec lyrisme aux foudres de porto embarqués sur les barques rabelos
qui naviguaient jadis sur le Douro. Ce commerce dura une soixantaine
d'années, favorisant l'essor d'une nouvelle bourgeoisie qui donna
des bals et construisit un opéra, puis le déclin commença.
D'abord silencieux et
asymptomatiques, les crabes se répandirent peu à peu dans les
canaux et se mirent à grignoter nuit et jour les membranes, les
sinusoïdes, les hépatocytes et les capillaires. On eut beau
introduire des brochets d'élevage pour tenter d'en venir à bout,
leurs 700 dents acérées n'y suffirent pas. Dans le chapitre qui
clôt le livre, il ne subsiste rien de l'extraordinaire réseau
d'autrefois, et dans le paysage dévasté, les canaux lacrymaux
charrient des larmes jusqu'à l'océan.
J'ai failli être ulcéré, heureusement un couteau à filet affilé a fait l'affaire... comme quoi on vient à bout de toute liaison, même délicate
RépondreSupprimertexte original, étonnant, et un peu angoissant aussi ; l'image du crabe porteur de larmes et bien pire encore, et des brochets porteurs de rémission est saisissante. Les liaisons organiques sont fragiles et indispensables ...
RépondreSupprimerun petit côté "Boris Vian" dans la tonalité de cette page, et d'une métaphore qui m'a laissé à moi aussi un vague malaise
RépondreSupprimerCertains crabes, déjà connus d'Hippocrate, provoquent il est vrai des ulcères, de l'angoisse, des malaises ...
RépondreSupprimerHEUUUUUUUU bizarre ma sensation !!
RépondreSupprimerIdée originale à effet garanti. " Introspection" qui donne le frisson.
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