Lundi soir, ma femme me lâche tout à trac au cours du
dîner : « Au fait, je croyais que tu devais t'en occuper ce
week-end. » Je sais trop bien ce dont elle parle, et je me repens de
m'être imprudemment engagé la semaine passée. « Peut-être, ma mie, mais tu
as vu, il a fait si beau ce week-end que nous avons jugé préférable, toi et
moi, de nous occuper du jardin. » « Dahlia, lys, tulipe et renoncule »,
lance, sardonique, Madou, notre fille adorée, en émergeant de son assiette et
du crépuscule doré de ses cheveux. « L'anémone et l'ancolie ont poussé
dans le jardin, où dort la mélancolie entre l'amour et le dédain »,
renchérit mon épouse, qui prend toujours le parti de notre fille.
Mardi soir, comme un cheveu sur la soupe de légumes, Madou, ma
fille bien-aimée, déclare à l'improviste : « Au collège
aujourd'hui, le prof a dit que le taux d'équipement des foyers en France était
de 95 %. Tu as décidé qu'on serait les derniers, papa ? » Je
sais ce que cette remarque, exprimée à dessein sur un ton détaché, doit à
l'adolescence, cependant le fait est que nous en parlions justement à midi
entre collègues à la cantine, et l'un d'entre nous rapportait la même statistique.
« Passent les jours et passent les semaines » soupire ma moitié, qui
en remet une louche puisée dans la soupière.
Mercredi soir, alors que nous jouons aux cartes en famille,
une fois la table débarrassée, rebelote. « Un moment j'ai eu l'idée d'inviter
les voisins à passer prendre un vers, dit la reine de ma vie l'air de rien,
tout en coupant nonchalamment mon roi avec son valet. Mais de quoi aurions-nous
l'air ? » Madou, qui n'est pas du genre à défausser, monte aussitôt à
l'atout d' une moue dédaigneuse : « Que ce sont bien intrigues de
génie, cette dépense et ces désordres vains ! » « Vienne la nuit
sonne l'heure » conclut ma femme très en beauté et en verve en remportant
le pli.
Jeudi soir, j'ai un mauvais présage en voyant Madou, ma douce,
disposer un bouquet de fleurs du mal dans un vase, alors que descend le soir et
qu'une atmosphère obscure enveloppe la cuisine, aux uns portant la paix, aux
autres le souci. Rechignant à affronter ses réflexions acides, je la
supplie : « Sois sage o Madou et tiens-toi plus tranquille. » Le
trésor de ma vie s'enfuit en courant dans sa chambre, un vieux boudoir plein de
roses fanées,
où gît tout un fouillis de modes surannées, et hurle dans l'escalier « A
noir, E blanc, même en noir et blanc ce serait mieux que rien. »
Le vendredi, de guerre lasse, je passe au magasin de bricolage en sortant du bureau. Conseillé par
les muses, j'en ressors le caddie plein de ciseaux à césures, de scies à
diérèses, d'échelles d'enjambement, d'hémistiches pré-assemblés, d'élideurs de
hiatus, de boîtes de rimes et d'assonances, et de lots de vers à pieds qui sont
en promotion, si tard que déjà une aube affaiblie verse par les champs la
mélancolie des soleils couchants. Aux deux femmes de ma vie qui m'attendent dans un silence glacial, maussades,
le menton dans les mains, leurs coudes appuyés sur la toile cirée, je dis
« Demain j'installe tout, mes chéries, n'ayez les cœurs contre moi
endurcis. »
Et dimanche soir, je suis vanné, mais j'ai fini d'installer la
poésie dans la maison. Auparavant nous ne l'avions pas, maintenant nous avons
la poésie la plus moderne du quartier, de la cave au grenier des chansons
spirituelles voltigent parmi les groseilles du papier peint, les enfants
viendront le mercredi la lire et l'écouter chez nous, les voisins vont nous
saluer avec un peu plus de déférence. Je l'ai posée dans toutes les pièces, le
salon, la salle à manger, la cuisine, la salle de bains, la chambre que je
partage avec mon amour, et bien sûr celle de Madou, ma fille chérie, qui me
saute au cou : « O papa, c'est la mer allée avec le soleil. »
excellentissimement génal !
RépondreSupprimerRimbaud, Verlaine, Baudelaire, Villon, Racine, Vonarburg sont tous là (et j'en ai forcément oublié) et installer la poésie dans la maison me donne plein d'idée pour ce week-end.
Excellent, Blick
RépondreSupprimerC'est sûr, demain j'irai avec ma mignonne voir si notre rose 'Cuisse de nymphe émue' a point perdu cette vesprée sur les placards de la cuisine :)
quelle élégance ! quelle rêverie !
RépondreSupprimerj'adore absolument
Cette façon originale de ''poétiser'' le bricolage me plait énormément!ciel!!!que c'est bien tourné!!:o)
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