Face à face.
- Le salon dormait dans la pénombre.
- Et alors ?
- Il était exactement 23 heures 27 lorsque j'ai poussé la porte et déposé ma valise et mon manteau.
- Votre manteau, sur la valise ?
- Oui. Une impression d'insolite et d'irréalité est tombée...
- Où ?
- Non pas où, mais sur. Sur mes épaules.
- Qu'avez-vous fait ?
- J'ai attendu quelques secondes. Que les battements de mon cœur décélèrent, que les idées folles choient …
- Choient ?
- Tombent, comme des feuilles mortes.
- Et vous avez attendu longtemps ?
- Le temps que mes yeux s'habituent à l'obscurité, j'ai balayé ...
- Vous avez quitté les lieux ?
- Non, j'ai balayé du regard. Le séjour.
- Ah ! Continuez…
- La table de la salle à manger ressemblait à un champ de bataille. Après la bataille.
- Vous avez pu voir cela dans la pénombre ?
- Oui. Il y a un puits de lumière et la lune était belle.
Son sourire se termina par un léger rictus, signe qu'elle commençait à être agacée.
- Et ensuite ?
- Le salon semblait intact.
- Intact ? Comment ?
Elle soupira et haussa les épaules.
- Le canapé et les fauteuils étaient à leurs places respectives.
- Ah ! Vous vous êtes déplacée ?
- Non, j'étais toujours immobile. Près de la porte, avec la valise à mes pieds.
- Et vous étiez où, avant ?
- Avant ? Dans le hall, sur le seuil de la porte, sur ma place de parking, dans ma voiture, sur l'autoroute...Jusqu'où « avant » ?
- Faites pas la maligne. Allez-y, je vous écoute.
Sur un ton monocorde, elle expliqua qu'elle s'était absentée de son domicile pour participer à un colloque où elle était conférencière. Qu'elle avait écourté la soirée de clôture. Qu'elle avait annulé la dernière nuitée.
- Pour quelles raisons ?
- J'étais fatiguée et je voulais rentrer plus vite chez moi.
- Et vous avez téléphoné chez vous pour le prévenir ?
- Non, je voulais juste rentrer.
- Faux ! Je crois, moi, que vous vouliez lui tomber dessus, à l'improviste.
- Et pour quelle raison aurais-je voulu rentrer à l'improviste, dites-moi ?
- C'est moi qui pose les questions ! Parce que vous le soupçonniez !
- Non. J'étais fatiguée. Je voulais rentrer au plus vite.
Depuis de nombreuses années, elle s'absentait souvent pour son travail. Avec le temps, ils avaient trouvé un modus vivendi : habitation commune, vies parallèles.
- Et donc, à 23 heures 27….
- J'étais près de la porte. Les effluves de tabac froid et de graillon m'ont fait pensé qu'il avait encore organisé une soirée avec ses copains.
- Encore ? C'était donc une habitude ?
- En quelque sorte, oui. Une habitude qu'il avait prise lorsque je partais pour plusieurs jours.
- Et pourquoi pas quand vous étiez là ?
- Je n'appréciais pas ses fréquentations.
- Et alors ?
Elle ferma les yeux et respira profondément. Elle ouvrit la bouche. La referma puis se lança.
- J'ai pris mon smartphone. Je me suis servie de l'application « lampe de poche ». Je me suis dirigée vers la table.
- Et…
- La table avait été dressée pour deux. Les bouteilles millésimées étaient vides. Les bougies dans les photophores étaient totalement consumées. Des mégots de cigarettes débordaient du cendrier. Certains étaient colorés. Des restes de nourriture dans les plats et dans les assiettes. Des fragments rouges étaient éparpillés sur la nappe. Blanche. J'ai cru que c'était une serviette déchirée. En fait, c'était des pétales de rose. Rouge.
- Une table pour amoureux…
- Une table dressée pour deux… convives.
Elle se tut brusquement. Elle ferma à nouveau les yeux. Derrière ses paupières, un film égrenait des séquences médiocres. Des souvenirs douloureux qu'elle avait encaissés en silence en espérant que.... Elle frissonna et passa un doigt sur ses lèvres sèches.
- Voulez-vous un verre d'eau ?
- S'il vous plaît.
- Ensuite ?
- Je me suis dirigée vers le salon. Une bouteille de whisky vide gisait sur le sol.
- Et le verre ?
- Je n'en ai pas vu. Je suppose qu'il a bu au goulot….
- Qu'avez-vous fait ?
- Je l'ai regardé longtemps. Je cherchais sur ce visage ravagé les traits qui en avaient fait un bel homme. Il ne restait plus rien. Visage bouffi, yeux cernés et barbe hirsute.
- Alcool et cigarettes?
- Oui.
- Un détail ? Quelque chose vous a frappée ?
- Oui. Dans une de ses mains, une lettre, dans l'autre, une photo.
- Vous avez regardé ? Vous avez lu ?
- Une lettre d'adieu et une photo de sa …
- Maîtresse ?
- Oui. Et je….
Elle enfouit son visage dans ses mains. Elle reprit doucement :
- Elle, elle….
- Vous vous en doutiez, oui ou non ?
- Je dirais oui ET non.
- Continuez.
- Je suis allée à l'étage et j'ai pris le fusil. Oui, j'ai un permis de port d'armes. Et je suis redescendue. Rien n'avait bougé.
- Et…
- J'ai éteint mon smartphone. Le salon s'était rendormi dans la pénombre. Je me suis placée en face de lui. Il ne bougeait pas. Sa bouche béait grotesquement. J'ai tiré.
- Ensuite ?
- Vous connaissez la suite.
L'enquête, qui venait de commencer, était sur le point d'être bouclée.
Le lendemain, la légiste communiqua ses conclusions.
L'homme n'était pas mort par balle après 23 heures 27.
Il avait ingéré du cyanure vers 20 heures.
L'enquête prit un virage en épingle à cheveux.
Excellent ce retournement de situation à la fin. J'ai beaucoup aimé la façon dont tu as construit ton texte.
RépondreSupprimerBravo.
Merci, je rougis de plaisir!
SupprimerBelle inspiration ! Tu as vraiment un permis de port d'arme ?... :)
RépondreSupprimerMerci pour le compliment. Quant au permis de port d'arme... uniquement pour l'écriture!...
SupprimerLa plume peut être meurtrière pour qui sait la manier.
SupprimerTirer sur un mort... ça c'est une chute !
RépondreSupprimerAh, ah... tu ne l'attendais pas, celle-là !
SupprimerTrès prenant, j'ai été en haleine tout du long ! Bravo !
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
Merci, Célestine! As-tu repris ton souffle? ;))
SupprimerOui je te rassure !
Supprimer¸¸.•*¨*• ☆
On est pris au collet, ça va sans dire du début jusqu'à la fin. Ca, c'est du noir !
RépondreSupprimerMerci Anne!pour ton compliment
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