mardi 5 avril 2016

Pascal - Le salon

Le petit soldat de plume 

Le salon dormait dans la pénombre ; avant de monter se reposer, ma mère en croisait toujours les volets. Moi aussi, j’étais assigné à résidence dans ma chambre pendant ces après-midis d’été avec la sieste obligatoire et mes rêves de petit garçon comme seules échappatoires. Pourtant, quand la maison semblait endormie, je redescendais doucement les escaliers, en marchant sur chacune des arêtes, pour ne pas faire craquer le bois des marches.

Pendant ces grands moments d’excursion, je portais toujours mon chapeau de trappeur sur la tête ; je coinçais mon pistolet à amorces dans mon short et j’avais mon fusil chargé du tir aux pigeons sur l’épaule. Si la maison était sécurisante, avec ma mère dans les parages de la cuisine, les lumières allumées et mon père relisant son journal, dans ce clair-obscur inquiétant, il en était tout autrement. Courageux craintif, mais bravant les interdits, j’allais d’aventure en aventure car la curiosité l’emportait toujours sur l’appréhension. Quand je posais le pied dans le hall, c’était déjà un grand pas pour mon humanité…

A gauche, la porte de la cave avec sa mine de charbon, les quelques bouteilles de champagne des anniversaires, les toiles d’araignées, les pépites d’or et d’argent accrochées au mur, le soupirail à grosses dents, j’avais déjà visité.
Accroché sur la patère, le fusil de chasse, celui de mon père, les deux gâchettes, les canons froids et lisses, la sangle tressée ; même si je ne l’avais jamais soulevé, je l’avais déjà tripoté.
La porte du couloir mitoyen avec la voisine ; parfois, je collais mon oreille contre, pour écouter les bruits de conversation de ces étrangers d’à côté. Le monsieur y garait son solex et sa femme allait tous les matins jusqu’à sa boîte aux lettres pour récupérer son courrier ; c’était tentant, ce no man’s land plus tout à fait à la maison, mais je n’arrivais pas encore à tourner le gros verrou en haut de la porte.

La pièce d’en face, un peu fourre-tout et en même temps, c’était le lieu de couture et de repassage de ma mère. Il y avait aussi la petite armoire à pharmacie à visiter dans cette partie de la maison, mais il fallait que je grimpe sur la table de confection sans rien chambouler et ma mère savait tout de ses ustensiles posés dessus. Aussitôt, elle verrait mes traces de dérangement comme une indienne sur le sentier de sa guerre contre moi.

Sous la table, avec quelques aiguilles à tricoter, la boîte de couture et les craies à patron, j’organisais des grandes batailles de cow-boys et d’indiens, des poursuites de diligence et des magots en or avec ses dés à coudre. Aussi, j’aimais bien m’amuser avec la jeannette ; c’était comme un cheval sans bascule, sans roulette et sans crinière ; assis dessus, je supervisais mes troupes…
Le salon-salle à manger. La pénombre se laissait amuser par les rayons de soleil du dehors. Entre les volets, la lumière dansait dans l’habit éthéré des rideaux ; le moindre courant d’air modifiait la posture du halo lumineux et pendant quelques secondes, c’était une sarabande effrénée, un jeu endiablé d’ombres et d’éclats irisés. Des cristaux de poussière se soulevaient en volutes multicolores et ils se perdaient dans l’ombre revenue. Il y avait tellement de choses à admirer devant cette fenêtre, et dire que maman ne voyait la poussière… que dans son aspirateur…
Dans un coin de la pièce, la télé inerte. C’était nettement moins intéressant, ces images en noir et blanc, ces messieurs qui disaient des choses si graves que mes parents nous réclamaient le silence, des choses si tristes qu’ils l’éteignaient souvent pour qu’on ne voie pas toutes ces horreurs de petit écran. C’est à ce moment que j’épaulais mon fusil à ressort ; je me souviens du coup de langue que je m’appliquais à passer sur la ventouse avant mon tir et du goût du caoutchouc en retour ; mes fléchettes se collaient d’autant mieux sur la vitre de la télé. Il m’est arrivé de dégommer les cadres et les bibelots sur cette télé ; c’était hypnotisant de les voir tomber comme des oiseaux touchés en plein vol.

Souvent, j’étais privé de mon fusil ou ma mère planquait mes fléchettes à cause des marques de salive sur l’écran ; sans vraiment râler, elle nettoyait la vitre avant que mon père ne s’en aperçoive. Elle me criait : « Tu vas voir, ton père !... », mais elle ne lui disait jamais rien. Sans condition, m’man, elle effaçait toutes mes ardoises…

Au bord du cendrier, je récupérais son fume-cigarettes et je tirais dessus sans façon ; j’avais une affreuse sensation de nicotine dans la bouche ; tétant ce calumet, je me disais que ce devait être le goût normal de la paix. Je retrouvais mes quelques soldats cachés entre les coussins du canapé ; au gré des missions de l’après-midi, je les installais sur le manteau de la cheminée, je les cachais entre les créneaux de la corbeille à fruits ou je les organisais en rangs de défilé le long des plinthes. J’avais tous les tiroirs du buffet à explorer, les placards à visiter, les étagères à prospecter ; juché sur une chaise, et sur la pointe des pieds, je cherchais des trésors cachés, ceux que mon imagination allait entraîner dans de nouvelles aventures. Dehors, le bruissement des feuilles du platane du jardin d’en face étaient des vagues revenantes sur la plage de toutes mes tentations.

Il faudrait un chapitre entier pour raconter la cuisine, ses recoins et ses parfums. Il fallait faire preuve de grand courage pour affronter la petite flamme bleue du chauffe-eau ; charmé, je la regardais danser quand je respirais trop près d’elle. Comme il y avait la fée des épices qui fait éternuer, la fée des casseroles pendues, (la facétieuse, celle qui les décrochait la nuit et les laissait tomber dans un bruit de fanfare) m’man disait que c’était la petite fée de l’eau chaude ; j’espérais toujours qu’elle descende de son piédestal pour qu’on joue ensemble ; bien sûr, je l’aurais défendue contre tous les courants d’air ! Je tournais le robinet avec le point rouge et plein de flammes bleues s’allumaient ensemble ! Quand je le tournais dans l’autre sens, tout s’arrêtait et quand je recommençais, tout s’enflammait encore ! En plus, l’eau qui coulait était chaude !

Les wc, c’était aussi une grande aventure de sieste. Je n’osais pas tirer la chasse d’eau la lumière éteinte ; j’avais trop peur de me faire aspirer dans le siphon. J’ouvrais la porte en grand pour y laisser pénétrer un peu de clarté, je dégainais mon colt, prêt à tirer sur le premier monstre surgissant de ces abysses et j’actionnais la poignée. Même Davy Crockett aurait eu du mal à maintenir à flot son canoë kayak dans cette tourmente.
Sur une étagère, en hauteur, il y avait des produits défendus mais c’était un jeu d’enfant d’aller les inventorier. Debout sur le rebord de la lunette, un par un, j’ouvrais tous les flacons et je reniflais le contenu pour les ranger dans ma mémoire olfactive. Appliqué dans la bêtise, je les classais selon l’ordre de mes grimaces. Parfois, j’en jetais un peu dans le trou des wc et quand la réserve s’était remplie, je recommençais mes manœuvres de vidange. Ça moussait, ça puait, ça faisait pleurer les yeux, mais c’était passionnant toutes ces expériences de petit chimiste. Sur la pointe des pieds, j’en profitais pour pisser.

Prestement, je remontais les escaliers quand j’entendais des bruits de volets qui s’ouvrent du côté de la chambre de ma mère. Vite, je m’engouffrais dans mon lit et je m’endormais de ma sieste avant même qu’elle ne vienne me voir. Pendant son sommeil, petit soldat de plume, j’avais gardé toute la maison…

7 commentaires:

  1. Quel talent ! Quel talent pour raconter ces années (soixante ? soixante-dix ?) qui remonte dans la gorge comme la fumée de cette cigarette avalée en cachette. Ça m'a fait penser à la chanson d'Eddy Mitchell, « M'man » du coup je l'ai mise pour lire ton texte et ça lui a donné encore plus de force nostalgique.
    Merci c'est beau.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Célestine. Tout début des années 60.

      Supprimer
  2. Si l'avenir n'appartient pas forcément à ceux qui boudent la sieste, il appartient aux explorateurs en culotte courte !

    RépondreSupprimer
  3. Tout ce que j'aime, un régal!

    RépondreSupprimer
  4. On dirait du Pagnol mais la maison a remplacé la chasse à la bartavelle dans la garigue. Il est passionnant ce texte. On ne décroche pas de cette exploration millimétrée du vrai chasseur de mots.

    RépondreSupprimer
  5. Excellent, j'aime ce vide-mémoire si bien dit, et dont je trouve au fond de moi certaine copie presque conforme, bravo !

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".