vendredi 14 septembre 2018

Emma - Vieilles pierres

Les édifices sont plus ou moins anciens, mais y a-t-il des pierres qui ne soient pas vieilles ?
Et si elles pouvaient parler, diraient-elles le fracas et l'interminable métamorphose des temps géologiques ?
Ou bien les petites histoires et grands massacres des puces irritantes qui, hier, eurent pour la première fois l'idée d'empiler un cairn ? 

- "Le temps est bien long," soupirerait la petite météorite gisant en un désert stupide, séparée de son trou noir natal par des millions d'années-lumière. "Te rends- tu compte que je suis là depuis la nuit des temps ?"
- "La nuit ?"  s'étonnerait l'éphémère venue se poser sur elle, "c'est quoi, la nuit ?"
- "et moi" dirait le fossile d'oursin, "et moi qui suis pierre, j'ai pourtant vécu, et me languis de la splendeur des couchers de soleil sur la mer crétacée"
- "Ici", dit le guide d'un ton lyrique ou las, "devant la grande cheminée, fut occis le duc de…, et cette alcôve abrita les soirées sulfureuses du marquis de..."

Pierres arrogantes qui ont cherché à atteindre le ciel, et écraser les hommes, et la caillasse, qui est le lot des pauvres.




Ici c’est un pays impossible. Pierre, pierre et pierre. Maisons de roc austères, et cailloux que tant de gens ont grattés pour subsister. Lassés de manger des cailloux, les vraies gens ont abandonné les maisons de pierre, la vague hippie a reflué depuis longtemps ; des chèvres redevenues sauvages hantent encore les ruelles des hameaux déserts et flânent sur les toits effondrés.
Pourtant, que la montagne est belle…
Çà et là un artiste ou un ermite s'accroche à un flanc de montagne, plus près de toi mon Dieu, avant de se lasser de griller des châtaignes dans la cheminée multi-centenaire, faire soixante kms pour acheter dans la vallée son poulet aux hormones, être évacué par hélicoptère au moindre pépin, et finalement être pris d'une nostalgie intense et un peu honteuse pour les trottoirs de Paris…
Le soleil couchant dore l'ancienne bergerie au milieu d'un désert d'herbes sèches où grésillent les criquets ; sous la voûte noircie par la suie des siècles, des nids de vipères. Lubriques ou non, selon les saisons.
Les pierres chuchotent qu'on a trouvé un squelette recroquevillé dans un coin, mauvais coup.
Peut-être un campeur étranger, estourbi par son copain, un soir de défonce. Ou la dactylo trop bavarde qui s'envoyait en l'air avec le notaire. L'idiot du village, ou un égaré de rave, allez savoir." De toute façon", dirait à son collègue la fliquette de la série télé, "il y a plus de trente ans, alors les traces..."
(image : carnet de route dans les Cévennes, pochade sur papier kraft, ici)


7 commentaires:

  1. Tu sais faire parler les pierres comme personne et ce tableau est très réussi !

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  2. Tes pierres me parlent dans ta très belle évocation de la deuxième partie ! Bravo.

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  3. Les pierres sous toutes leurs formes, avec finalement toutes sortes d'histoires à conter... Vraiment chouette, heureusement, Emma que tu es là pour les faire parler! ;-)

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  4. Et la Dame âgée retrouvée sous un tas de cailloux : la vieille sous pierres ? ];-D

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  5. ah les Cévennes !
    comme tu les décris bien, avec réalisme et humour tout à la fois :)

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  6. superbe! excellente idée, excellent texte!

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  7. Un carnet incarné, superbement. Merci, Emma ;)

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