jeudi 13 septembre 2018

Marité - Vieilles pierres

La cabane de Fine.

C'est toi Zéphine ? Oui, c'est bien toi avec ton petit air de ne pas y toucher. Tu es revenue du paradis des animaux jusqu'au seuil de ma mémoire comme tu le fais souvent. Mais aujourd'hui, ton regard se teinte de tristesse et d'incompréhension. Tu ne reconnais plus "la chambre de l'âne" comme on appelait autrefois la bâtisse du fond du pré servant de remise à foin. Je ne sais pas pourquoi on donnait ce nom à cette grange. Le plus vraisemblable, je pense : il y avait une soupente accessible par une échelle de meunier au-dessus du foin et mémé Louise disait que son père y logeait les domestiques autrefois. Peut être l'un d'entre eux portait-il ce sobriquet, "l'âne" ?

Tu vois, ma Fine, la cabane est tombée sur le chien comme on dit ici au pays du rugby quand plus rien ne va. Chien ou pas, la bâtisse s'est écroulée au fil des ans sans que personne ne s'en préoccupe.
Les ronces l'envahissent et je ne m'y risque plus. Mais chaque fois que je vais au village de mon enfance, je la contemple avec un pincement au cœur et je nous revois, toutes les deux.

Tu m'aimais bien, Fine parce que je jouais avec toi ou te laissais au moins tranquille. Pourtant, tu n'étais pas tendre avec toute la maisonnée. Il t'arrivait de mordre l'un de mes frères quelquefois. Il faut dire que ces chenapans ne trouvaient rien de mieux que de te courser avec un bâton en évitant de se faire remarquer. Mais Fine, tu n'oubliais pas et à la moindre occasion, tu rendais la monnaie de la pièce. Sans attendre sept ans comme la mule du pape de Daudet.

On s'entendait bien toi et moi. Quand il pleuvait, nous nous réfugions dans "la chambre de l'âne". J'apportais souvent un livre, m'asseyais sur le foin et toi, tu passais ton temps à me regarder en remuant tes grandes oreilles pour chasser les mouches. J'avais l'impression très forte que tu aurais bien aimé lire toi aussi. Alors, je partageais mes histoires avec toi. Et tes yeux me disaient ton contentement. Je suis certaine que tu comprenais tout.

Mais le plus drôle, Fine, c'était quand nous avions décidé de bien nous amuser. Tu te souviens de nos roulades sur le pré ? Je me demande encore laquelle des deux aimait le plus se vautrer dans l'herbe ! Tu poussais des braiments retentissants et je ne manquais pas de t'imiter en claironnant des "hi han" que l'écho répercutait jusqu'à la maison faisant sortir ma mère. "Tu n'as pas honte de te rouler dans le couderc avec la Fine ? Tu dois être propre...Et, en plus, tu hurles que tout le monde t'entend..." Mon grand-père ajoutait malicieusement : "qué per ganhat cha civada."

Tu ne sortais guère de ton enclos et ne m'accompagnais pas quand j'allais garder les vaches. A mon grand regret. Si tu n'avais pas eu la manie de prendre la poudre d'escampette aussi chaque fois que mon père a essayé de te mêler au troupeau ! Tes seules sorties - et je ne crois pas qu'elles te réjouissaient tellement - c'était quand mémé Louise t'attelait au charretou pour aller au moulin de la Chapelle.

C'était jour de fête pour mémé et moi. Nous partions tôt le matin, la carriole remplie de sacs de blé, de blé noir ou d'orge. Nous devions parcourir 6 kms en montées et descentes. Tu allais vaillamment mais de temps en temps, tu décidais de t'arrêter et ne repartais que lorsque tu en avais envie ce qui faisait dire à ma grand-mère :" a quile chauma a lou drac din la pança."

L'arrivée au moulin était féérique. Que d'eau ! La Douyge et la Baumone s'y rejoignent pour former la Vimbelle qui faisait tourner la roue à aubes. Ma Fine, aujourd'hui le moulin dort et l'on n'entend plus le tac tac lancinant des pales en bois brassant l'eau vive. Les meules servent de décoration. Fini leur travail de mouture ! Ça sentait si bon ces grains broyés ! Pendant que tu te reposais, attachée à un des nombreux anneaux fixés au mur, je m'aventurais sur le vieux pont de pierre. Mais sans trop m'approcher de la croix de granit très ancienne, ornée de figures grimaçantes. Elles me faisaient peur.

Il y a très longtemps, il existait une chapelle en ce lieu. On disait qu'elle était fréquentée par des lépreux qui n'avaient pas accès à l'église paroissiale. La léproserie se tenait d'ailleurs non loin de là.
Dans le rocher où était bâtie la chapelle, la meunière avait dressé un petit autel avec une statue de la Vierge qu'elle fleurissait joliment. J'aimais bien y aller faire une prière.

Je crois que toutes trois, toi, mémé Louise et moi repartions avec regret. Mémé parce qu'elle trouvait que la journée avait passé trop vite - le moulin appartenait à sa famille et elle était contente d'être près des siens - toi parce qu'il te fallait remonter le charretou jusqu'à la maison et moi, déçue de ne pas pouvoir prospecter davantage les abords du moulin.

Zéphine, ma Fine, ton esprit rôde toujours dans les ruines de la "chambre de l'âne". Tant que durera ma vie, c'est là que je te retrouverai.

Le couderc : petit pré autour de la maison.
Qué per ganhat cha civada : c'est pour gagner son avoine.
Aquela chauma a lou drac din la pança : cette ânesse a le diable dans le ventre.

6 commentaires:

  1. toujours autant de poésie et de mélancolie dans tes scènes de vie paysanne :)

    as-tu pensé à en faire un petit recueil de tous ces textes ? comme un témoignage de la vie "d'avant"...

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    1. Merci Tisseuse. J'ai beaucoup écrit, par petites touches, sur les lieux, les gens, les animaux aussi qui ont participé à ma vie d'enfant. J'ai beaucoup de textes en effet et j'aimerais bien les rassembler mais il faut trouver un éditeur et sans avoir cherché je pense que c'est difficile parce point trop à la mode. Et puis, d'autres l'ont fait et le font encore bien mieux que moi. ;-)

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  2. Ah quelle belle histoire, merci d'avoir partagé ton album photos dans les tons sépia. ];-D

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  3. J'ai aimé ton récit de "la chambre de l'âne". Je plains tous ceux qui dans leurs souvenirs n'ont pas un vieux moulin ou quelque ruine à ruminer et qui les raccroche à leurs tendres années

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  4. Tendresse dans les prés ! Roulons !

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  5. Comme c'est joli. Un monde qui m'est inconnu et que pourtant j'aime entrevoir grâce à ces mots. Et puis, " la chambre de l'âne".... est un terme très poétique, qui me plaît... ;-)

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