La tra-tra d'Henri.
Ah, ne fais pas cette tête là. Ne rajoute pas à mon humiliation. Tu ne m'avais jamais vue dans cet état ? Moi non plus. Je n'aurais pas imaginé finir mes jours à l'orée de ce bois.
A la mort d'Henri j'ai dû débarrasser le plancher pour laisser ma place au garage à la petite sportive de Guy, le fils, qui m'aurait larguée depuis longtemps si mon brave et vieil Henri n'avait pas veillé jalousement sur moi, sa chère traction-avant. Il me gardait au chaud et au sec. Toutes celles qui m'ont succédé, plus fonctionnelles peut-être, n'ont pas eu cette chance et n'ont jamais vraiment bénéficié de ses soins. Moi si, constamment. J'étais sa toute première voiture tu comprends et je représentais beaucoup pour lui. Un sentimental mon Henri.
Ces dernières années, il ne conduisait plus très souvent à cause de sa maladie. Mais, quelquefois, le dimanche matin, quand il faisait beau, il enlevait ma bâche de protection et me poussait dehors, dans la cour. Il passait doucement, amoureusement un chiffon propre sur ma carrosserie aussi noire et brillante qu'aux premiers jours de mon existence. Puis c'était le tour de l'habitacle. Je prenais l'air, toutes portières ouvertes. Un petit coup d'œil au moteur et j'étais fin prête pour la balade.
J'étais fière de promener Henri et sa femme Suzanne comme au bon vieux temps, celui de leur jeunesse. Nous empruntions régulièrement les mêmes petites routes, celles de leurs amours. Comme j'étais émue d'entendre Henri dire tendrement à Suzanne : "tu te souviens ma chérie ? Ici, près de cet étang, nous sommes venus souvent." Je voyais alors le doux regard de Suzanne s'égarer dans le bois de pin tout proche où ils allaient s'aimer pendant que je les attendais. Suzanne posait sa main sur le bras d'Henri et lui-même caressait mon volant. Nos trois cœurs battaient à l'unisson. Et c'était encore le bonheur.
Il y a une période dans ma vie que j'ai détestée. Celle de l'enfance de Guy. Cet enfant très gâté et insupportable ne me ménageait pas. Il sautait sur mes sièges, vomissait tout le temps parce qu'il s'empiffrait de sucreries lors de visites. Il troublait notre quiétude avec des jérémiades incessantes : pipi, mal au ventre et que sais-je encore. Il fallait sans cesse s'arrêter et je n'aimais pas ça. J'aurais voulu poursuivre mon petit bonhomme de chemin tranquillement mais à chaque sortie, les haltes se multipliaient, agaçant mon cher Henri qui appuyait de plus en plus fort sur l'accélérateur. Ma vitesse de croisière en prenait un coup.
Mais toi, je me souviens bien de toi. Je t'ai conduite au collège les lundis matins quand tu es entrée en sixième. Tu me faisais pitié, pauvre petite, à étouffer tes sanglots, le nez dans ma portière.
Ces lundis matins. Henri, au volant, ne disait mot. A ses côtés, Guy pensait à ses fredaines du dimanche après midi. Déluré pour ses quinze ans celui-là. Il couchait avec deux femmes, deux veuves et allait de l'une à l'autre chaque week-end. Gilbert était comme d'habitude plongé dans ses rêves et écrivait déjà dans sa tête les romans qu'il a publiés plus tard. Il y avait aussi quelquefois cette mijaurée de Josiane qui m'appelait "la tra-tra d'Henri" pour se moquer de moi. Pas assez bien pour elle sans doute ! Elle ne se privait pas aussi de ricaner en voyant ton chagrin. Je la détestais.
Toi, tu pleurais et tout le monde faisait semblant de ne pas voir, de ne pas entendre. Tu pleurais sur ta chère liberté entravée par l'internat. Tu pleurais de ne plus pouvoir courir dans les bois à ta guise comme un animal sauvage. Tu pleurais de ne plus pouvoir écouter le vent dans les arbres, sentir la pluie ruisseler sur ton visage, respirer à pleins poumons les senteurs de mousse et de champignons. Tu avais un peu honte mais c'était plus fort que toi parce que tu étais très malheureuse. Je voyais bien que tu exécrais la discipline de la pension qui te bridait.
Tu vois, je comprends ton amour de la nature. Moi aussi, j'ai fini par aimer ce bois. Bien sûr, je meurs à petits feux mais bercée par le chant des oiseaux et le murmure des feuillages. Ma mort est douce tout compte fait. Regarde au creux de ma banquette arrière, là où justement tu prenais place. Ne vois-tu pas un nid ? Les pépiements de ces mésanges me tiennent compagnie. J'abrite tous ceux qui me sollicitent. Tu serais étonnée : même les lutins me rendent visite. Reviens. Je te raconterai à toi qui aimes les histoires un peu folles.
Ah, ne fais pas cette tête là. Ne rajoute pas à mon humiliation. Tu ne m'avais jamais vue dans cet état ? Moi non plus. Je n'aurais pas imaginé finir mes jours à l'orée de ce bois.
A la mort d'Henri j'ai dû débarrasser le plancher pour laisser ma place au garage à la petite sportive de Guy, le fils, qui m'aurait larguée depuis longtemps si mon brave et vieil Henri n'avait pas veillé jalousement sur moi, sa chère traction-avant. Il me gardait au chaud et au sec. Toutes celles qui m'ont succédé, plus fonctionnelles peut-être, n'ont pas eu cette chance et n'ont jamais vraiment bénéficié de ses soins. Moi si, constamment. J'étais sa toute première voiture tu comprends et je représentais beaucoup pour lui. Un sentimental mon Henri.
Ces dernières années, il ne conduisait plus très souvent à cause de sa maladie. Mais, quelquefois, le dimanche matin, quand il faisait beau, il enlevait ma bâche de protection et me poussait dehors, dans la cour. Il passait doucement, amoureusement un chiffon propre sur ma carrosserie aussi noire et brillante qu'aux premiers jours de mon existence. Puis c'était le tour de l'habitacle. Je prenais l'air, toutes portières ouvertes. Un petit coup d'œil au moteur et j'étais fin prête pour la balade.
J'étais fière de promener Henri et sa femme Suzanne comme au bon vieux temps, celui de leur jeunesse. Nous empruntions régulièrement les mêmes petites routes, celles de leurs amours. Comme j'étais émue d'entendre Henri dire tendrement à Suzanne : "tu te souviens ma chérie ? Ici, près de cet étang, nous sommes venus souvent." Je voyais alors le doux regard de Suzanne s'égarer dans le bois de pin tout proche où ils allaient s'aimer pendant que je les attendais. Suzanne posait sa main sur le bras d'Henri et lui-même caressait mon volant. Nos trois cœurs battaient à l'unisson. Et c'était encore le bonheur.
Il y a une période dans ma vie que j'ai détestée. Celle de l'enfance de Guy. Cet enfant très gâté et insupportable ne me ménageait pas. Il sautait sur mes sièges, vomissait tout le temps parce qu'il s'empiffrait de sucreries lors de visites. Il troublait notre quiétude avec des jérémiades incessantes : pipi, mal au ventre et que sais-je encore. Il fallait sans cesse s'arrêter et je n'aimais pas ça. J'aurais voulu poursuivre mon petit bonhomme de chemin tranquillement mais à chaque sortie, les haltes se multipliaient, agaçant mon cher Henri qui appuyait de plus en plus fort sur l'accélérateur. Ma vitesse de croisière en prenait un coup.
Mais toi, je me souviens bien de toi. Je t'ai conduite au collège les lundis matins quand tu es entrée en sixième. Tu me faisais pitié, pauvre petite, à étouffer tes sanglots, le nez dans ma portière.
Ces lundis matins. Henri, au volant, ne disait mot. A ses côtés, Guy pensait à ses fredaines du dimanche après midi. Déluré pour ses quinze ans celui-là. Il couchait avec deux femmes, deux veuves et allait de l'une à l'autre chaque week-end. Gilbert était comme d'habitude plongé dans ses rêves et écrivait déjà dans sa tête les romans qu'il a publiés plus tard. Il y avait aussi quelquefois cette mijaurée de Josiane qui m'appelait "la tra-tra d'Henri" pour se moquer de moi. Pas assez bien pour elle sans doute ! Elle ne se privait pas aussi de ricaner en voyant ton chagrin. Je la détestais.
Toi, tu pleurais et tout le monde faisait semblant de ne pas voir, de ne pas entendre. Tu pleurais sur ta chère liberté entravée par l'internat. Tu pleurais de ne plus pouvoir courir dans les bois à ta guise comme un animal sauvage. Tu pleurais de ne plus pouvoir écouter le vent dans les arbres, sentir la pluie ruisseler sur ton visage, respirer à pleins poumons les senteurs de mousse et de champignons. Tu avais un peu honte mais c'était plus fort que toi parce que tu étais très malheureuse. Je voyais bien que tu exécrais la discipline de la pension qui te bridait.
Tu vois, je comprends ton amour de la nature. Moi aussi, j'ai fini par aimer ce bois. Bien sûr, je meurs à petits feux mais bercée par le chant des oiseaux et le murmure des feuillages. Ma mort est douce tout compte fait. Regarde au creux de ma banquette arrière, là où justement tu prenais place. Ne vois-tu pas un nid ? Les pépiements de ces mésanges me tiennent compagnie. J'abrite tous ceux qui me sollicitent. Tu serais étonnée : même les lutins me rendent visite. Reviens. Je te raconterai à toi qui aimes les histoires un peu folles.
Ah ! la Première !
RépondreSupprimer"Objets inanimés ..."
Oui Loïc je pense que les objets ont une âme et que l'on peut les faire parler. D'où mon petit côté matérialiste;-)
SupprimerNormal que les lutins reviennent, Henri a assez lutiné sur la banquette arrière.
RépondreSupprimerSais tu que les tractions avant conservent toujours l'odeur de la colle dans l'habitacle ?
Elle t'a fait plus de confidences qu'à moi, la tra-tra d'Henri:-)
SupprimerMais je ne crois pas ce que tu avances Andiamo : Henri était loin de tout ça.
Ce thème inspire tellement de poésie et d'amour, c'en est renversant !
RépondreSupprimerUn petit côté cathartique aussi, peut-être ?
J'ai bien aimé ce thème en effet Plume Vive. Cathartique ? Je n'aimais pas beaucoup la voiture d'Henri puisqu'elle était le lien entre ma liberté et la pension. Mais il y a longtemps que je n'y pense plus, donc pas d'effet libérateur en la faisant parler. ;-)
SupprimerTrès sympa comme lecture; tout comme Plume Vive, l'auteur se met dans la "peau" de la voiture, ce qui en fait un angle d'écriture intéressant.
RépondreSupprimer(la traction d'Henri)
RépondreSupprimerun texte d'amour et de poétique ... je suis scotché !!
Merci l'Arpenteur. ;-)
Supprimerc’est tellement juste cette vision de tout ce qui se vit familialement au travers d'une voiture
RépondreSupprimeret combien d'enfants, comme toi semble-t-il, ont vécu ces tristes trajets hebdomadaires :(
plein de tendresse ce texte malgré les souvenirs mélancoliques...
Une voiture qui parle ? Voilà une at-traction peu commune !
RépondreSupprimerMais j'aime beaucoup ce qu'elle raconte alors oui, je paie pour faire un tour de ce curieux manège !
Oui mais ça, ça, c'était avant, disait la traction...
RépondreSupprimerExcellent !
¸¸.•*¨*• ☆
belle histoire !
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