Il faisait froid ce soir de décembre, il y a plusieurs dizaines d'années maintenant. Froid comme le cul d'un mort. En ville, les décorations de noël scintillaient partout où on pouvait poser le regard et des relents de noël flottaient dans l'air de manière nauséabonde. Oui, bon, ça va, je n'ai jamais aimé les fêtes de fin d'année, j'ai bien le droit, non ? Etre bourrée de trucs aussi inutiles que chers pour me retrouver à les ramener à la décharge l'année d'après, ou la suivante quand ils avaient de la chance, ça n'a jamais été mon truc. Sans parler de ces fichues odeurs de cannelle et d'orange émanant du pendentif de rétroviseur - "fait-maison" s'il vous plaît - qui trônait au milieu du pare-brise durant le mois des festivités et qui squattaient mon skaï adoré. Beurk.
Je sentais bien que l'ambiance n'était pas aux boules et bonhomme de neige à cet instant. Une tension particulière a envahi l'habitacle quand mon propriétaire s'est mis au volant. Et lorsque celui qu'il appelle tout le temps Mimile s'est assis à ses côtés, j'ai compris que ça allait swinguer durant la soirée. Bal populaire, tripot du centre, virée à la décharge municipale… il y avait de la délinquance dans l'air. Et purée que ça sentait bon. Je les entendais parler fort entre eux, sans se prendre le chou pourtant. Il se passait quelque chose de spécial et je percevais que ce soir, j'étais plus qu'importante pour eux. Presque vitale je dirais. Quand mon homme a posé ses mains sur le plastique de mon volant, j'ai savouré la chaleur de sa peau et une transpiration qui ne ressemblait en rien à celles qui témoignaient des chaudes journées d'été.
La clé a tourné dans mon encoche, et j'ai rugi. De plaisir, de bestialité et d'envie. J'étais aussi excitée qu'impatiente. La pédale enfoncée, j'ai pu laisser libre cours à mes élans. Je réagissais au quart de tour à chacune des sollicitations de mon propriétaire, et je suis sûre qu'il le sentait. Je n'ai jamais été aussi maniable que ce soir-là. La promenade a été de courte de durée. Nous nous sommes arrêtés devant un grand immeuble dans une rue commerçante. Installée sur une place livraison, le moteur ronronnant, j'ai observé mes occupants sortir et se diriger vers une vitrine à l'intérieur de laquelle les lumières s'éteignaient une à une. Je n'ai pas vraiment compris ce qui se déroulait derrière la vitre dans laquelle apparaissait mon reflet. J'ai entendu des hurlements, des détonations sèches de pétards et des bris de verre. Les hommes sont revenus vers moi en courant, les yeux fous et les cheveux en bataille.
Les portières arrière se sont ouvertes et un chargement de plusieurs sacs de coton a été jeté sur ma banquette. Dans la seconde qui a suivi, lorsque mon homme et son pote sont remontés en moi, une vilaine odeur est venue chatouiller mes plastiques. Pire, un liquide épais et collant accompagnait les gémissements de Mimile, installé sur le siège passager. Mon homme a appuyé très fort sur la pédale d'accélération et dans mon tourment, j'ai raté mon départ. Oui, j'ai calé. Moi qui n'avais jamais laissé mon moteur s'emballer, j'ai fait faux bond à mon propriétaire et l'ai laissé planté devant un endroit qu'il désirait, visiblement, quitter le plus vite possible. Un tour hargneux de clé plus tard, je me suis élancée sur l'asphalte qui brillait dans la nuit. Une pluie légère tombait sur notre trajet et finissait de me désorienter : mon homme ne ralentissait que rarement et se montrait dur dans ses rapports. Je n'avais pas l'habitude d'être malmenée à ce point.
Depuis que j'étais arrivée chez lui, cet homme me portait une attention toute particulière. Lavée toutes les semaines, je savais que je représentais énormément pour mon propriétaire rien qu'à son toucher : sa manière de caresser mon volant, le mouvement presque sensuel du chiffon à polir, les tapotements de ses doigts sur ma carrosserie quand il me nourrissait à la pompe. Le décalage avec son attitude du moment était d'autant plus brutal. Je l'entendais haleter, sans dire un mot, même pour consoler son ami qui semblait avoir de gros problèmes à côté de lui. En plus du rouge dont ce saligaud me badigeonnait l'avant, une odeur plus piquante est apparue lorsque mon tapis de sol intégré s'est retrouvé inondé par un liquide que je ne connaissais pas. Ca ne ressemblait en rien à de l'eau ou à de l'huile de moteur.
Nous avons foncé dans la ville comme sur un circuit de voitures de course, je ne me sentais plus moi-même, j'étais transformée en bolide conquérant et invincible. Alors, quand dans cette folle épopée nous avons percuté quelques poubelles - et même un banc public – je n'ai pas bronché. Je suis solide, je n'ai rien dit, rien laissé paraître, même si une fuite du radiateur s'était déclarée presque aussitôt. J'ai serré les calandres, bravant courageusement la route caillouteuse sur laquelle j'étais engagée à bien plus grande vitesse que de raison. Mon propriétaire a ralenti, des herbes hautes me fouettaient les flancs et rayaient ma carrosserie. Nous nous sommes brusquement arrêtés au milieu de nulle part, sous un ciel étoilé d'une clarté exceptionnelle. J'entendais le bruit de ruminants, comme ceux que j'avais eu l'occasion de découvrir, quasiment nez à nez, lors des dernières vacances familiales. C'était étrange, parce qu'au plus profond de ma mécanique, je savais que je ne reverrai par les mioches de si tôt.
Ils sont restés là un moment, sans parler, sans bouger. Il n'y avait que les légers couinements d'un Mimile au bord du gouffre et les mains serrées de mon homme autour de mon volant. Son pied martelait convulsivement ma pédale de frein. Je profitais de ces moments qui paraissaient presque trop précieux dans cette histoire incroyable qu'il me faisait vivre. Il a ouvert la porte puis s'est dirigé vers un véhicule que je distinguais mal dans la nuit et les herbes folles. Son pote s'est extirpé avec grand peine du siège qu'il avait souillé comme le dégueulasse qu'il a toujours été. Je me souviens encore de cette bringue endiablée, quelques années plus tôt, au terme de laquelle Môssieur Mimile avait soulagé son estomac dans mon coffre. Je les ai entendus discuter, puis mes portières se sont ouvertes. Je me suis sentie plus légère en deux minutes : plus aucun passager ni sac en coton à l'arrière. Qu'ils étaient lourds, ces crétins de sacs ! Mes portières ont été claquées sans ménagement...
Quand un autre moteur que le mien a vrombi à cinq mètres de moi, que le souffle de son déplacement a effleuré doucement ma peinture et que le silence total m'a finalement entourée, j'ai envisagé le pire : je ne reverrai jamais l'homme qui avait si bien pris soin de moi pendant toutes ces années, et à qui j'avais à cœur de rendre la pareille, en évitant de tomber en panne trop souvent ou en restant constante dans ma consommation d'essence. Mon propriétaire m'avait abandonnée, qui plus est dans un état lamentable et avec des odeurs insupportables. La nuit a cédé sa place au soleil, et le jour s'est levé sur moi perdue au milieu d'un champ mal entretenu. Le calme persistait et j'ai soudainement pris peur. Peur que les jours se suivent et que les nuits s'enchaînent. Peur de rester là, à rouiller bêtement en traversant les saisons, sans espoir de revoir mon homme. Voilà 35 ans que j'attends qu'il revienne, avec pour seule compagnie des rats installés sous mon capot qui font la java toute la nuit.
Aujourd'hui encore, lorsque je me prends à rêvasser à la lueur d'un coucher de soleil, je peux sentir la douceur de sa paume sur le pommeau de mon levier de vitesse. Mon homme.
Je sentais bien que l'ambiance n'était pas aux boules et bonhomme de neige à cet instant. Une tension particulière a envahi l'habitacle quand mon propriétaire s'est mis au volant. Et lorsque celui qu'il appelle tout le temps Mimile s'est assis à ses côtés, j'ai compris que ça allait swinguer durant la soirée. Bal populaire, tripot du centre, virée à la décharge municipale… il y avait de la délinquance dans l'air. Et purée que ça sentait bon. Je les entendais parler fort entre eux, sans se prendre le chou pourtant. Il se passait quelque chose de spécial et je percevais que ce soir, j'étais plus qu'importante pour eux. Presque vitale je dirais. Quand mon homme a posé ses mains sur le plastique de mon volant, j'ai savouré la chaleur de sa peau et une transpiration qui ne ressemblait en rien à celles qui témoignaient des chaudes journées d'été.
La clé a tourné dans mon encoche, et j'ai rugi. De plaisir, de bestialité et d'envie. J'étais aussi excitée qu'impatiente. La pédale enfoncée, j'ai pu laisser libre cours à mes élans. Je réagissais au quart de tour à chacune des sollicitations de mon propriétaire, et je suis sûre qu'il le sentait. Je n'ai jamais été aussi maniable que ce soir-là. La promenade a été de courte de durée. Nous nous sommes arrêtés devant un grand immeuble dans une rue commerçante. Installée sur une place livraison, le moteur ronronnant, j'ai observé mes occupants sortir et se diriger vers une vitrine à l'intérieur de laquelle les lumières s'éteignaient une à une. Je n'ai pas vraiment compris ce qui se déroulait derrière la vitre dans laquelle apparaissait mon reflet. J'ai entendu des hurlements, des détonations sèches de pétards et des bris de verre. Les hommes sont revenus vers moi en courant, les yeux fous et les cheveux en bataille.
Les portières arrière se sont ouvertes et un chargement de plusieurs sacs de coton a été jeté sur ma banquette. Dans la seconde qui a suivi, lorsque mon homme et son pote sont remontés en moi, une vilaine odeur est venue chatouiller mes plastiques. Pire, un liquide épais et collant accompagnait les gémissements de Mimile, installé sur le siège passager. Mon homme a appuyé très fort sur la pédale d'accélération et dans mon tourment, j'ai raté mon départ. Oui, j'ai calé. Moi qui n'avais jamais laissé mon moteur s'emballer, j'ai fait faux bond à mon propriétaire et l'ai laissé planté devant un endroit qu'il désirait, visiblement, quitter le plus vite possible. Un tour hargneux de clé plus tard, je me suis élancée sur l'asphalte qui brillait dans la nuit. Une pluie légère tombait sur notre trajet et finissait de me désorienter : mon homme ne ralentissait que rarement et se montrait dur dans ses rapports. Je n'avais pas l'habitude d'être malmenée à ce point.
Depuis que j'étais arrivée chez lui, cet homme me portait une attention toute particulière. Lavée toutes les semaines, je savais que je représentais énormément pour mon propriétaire rien qu'à son toucher : sa manière de caresser mon volant, le mouvement presque sensuel du chiffon à polir, les tapotements de ses doigts sur ma carrosserie quand il me nourrissait à la pompe. Le décalage avec son attitude du moment était d'autant plus brutal. Je l'entendais haleter, sans dire un mot, même pour consoler son ami qui semblait avoir de gros problèmes à côté de lui. En plus du rouge dont ce saligaud me badigeonnait l'avant, une odeur plus piquante est apparue lorsque mon tapis de sol intégré s'est retrouvé inondé par un liquide que je ne connaissais pas. Ca ne ressemblait en rien à de l'eau ou à de l'huile de moteur.
Nous avons foncé dans la ville comme sur un circuit de voitures de course, je ne me sentais plus moi-même, j'étais transformée en bolide conquérant et invincible. Alors, quand dans cette folle épopée nous avons percuté quelques poubelles - et même un banc public – je n'ai pas bronché. Je suis solide, je n'ai rien dit, rien laissé paraître, même si une fuite du radiateur s'était déclarée presque aussitôt. J'ai serré les calandres, bravant courageusement la route caillouteuse sur laquelle j'étais engagée à bien plus grande vitesse que de raison. Mon propriétaire a ralenti, des herbes hautes me fouettaient les flancs et rayaient ma carrosserie. Nous nous sommes brusquement arrêtés au milieu de nulle part, sous un ciel étoilé d'une clarté exceptionnelle. J'entendais le bruit de ruminants, comme ceux que j'avais eu l'occasion de découvrir, quasiment nez à nez, lors des dernières vacances familiales. C'était étrange, parce qu'au plus profond de ma mécanique, je savais que je ne reverrai par les mioches de si tôt.
Ils sont restés là un moment, sans parler, sans bouger. Il n'y avait que les légers couinements d'un Mimile au bord du gouffre et les mains serrées de mon homme autour de mon volant. Son pied martelait convulsivement ma pédale de frein. Je profitais de ces moments qui paraissaient presque trop précieux dans cette histoire incroyable qu'il me faisait vivre. Il a ouvert la porte puis s'est dirigé vers un véhicule que je distinguais mal dans la nuit et les herbes folles. Son pote s'est extirpé avec grand peine du siège qu'il avait souillé comme le dégueulasse qu'il a toujours été. Je me souviens encore de cette bringue endiablée, quelques années plus tôt, au terme de laquelle Môssieur Mimile avait soulagé son estomac dans mon coffre. Je les ai entendus discuter, puis mes portières se sont ouvertes. Je me suis sentie plus légère en deux minutes : plus aucun passager ni sac en coton à l'arrière. Qu'ils étaient lourds, ces crétins de sacs ! Mes portières ont été claquées sans ménagement...
Quand un autre moteur que le mien a vrombi à cinq mètres de moi, que le souffle de son déplacement a effleuré doucement ma peinture et que le silence total m'a finalement entourée, j'ai envisagé le pire : je ne reverrai jamais l'homme qui avait si bien pris soin de moi pendant toutes ces années, et à qui j'avais à cœur de rendre la pareille, en évitant de tomber en panne trop souvent ou en restant constante dans ma consommation d'essence. Mon propriétaire m'avait abandonnée, qui plus est dans un état lamentable et avec des odeurs insupportables. La nuit a cédé sa place au soleil, et le jour s'est levé sur moi perdue au milieu d'un champ mal entretenu. Le calme persistait et j'ai soudainement pris peur. Peur que les jours se suivent et que les nuits s'enchaînent. Peur de rester là, à rouiller bêtement en traversant les saisons, sans espoir de revoir mon homme. Voilà 35 ans que j'attends qu'il revienne, avec pour seule compagnie des rats installés sous mon capot qui font la java toute la nuit.
Aujourd'hui encore, lorsque je me prends à rêvasser à la lueur d'un coucher de soleil, je peux sentir la douceur de sa paume sur le pommeau de mon levier de vitesse. Mon homme.
ouah !!!
RépondreSupprimerchapeau bas !
tu m'as embarquée tellement la personnification est bien faite !
et ça m'a fait mal au cœur ce sentiment d'abandon exprimée à la fin...
Merci Tisseuse, je crois que tu résumes parfaitement ce qui fait le sel de mes écrits. Merci pour ton enthousiasme toujours fidèle !
SupprimerVoilà du bon polar ! Merci.
RépondreSupprimerAvec plaisir, Andiamo :)
SupprimerRester accroché à l'histoire de bout en bout et éprouver une totale empathie pour un tas de ferraille. J'aime beaucoup beaucoup ce texte.
RépondreSupprimerMerci merci :-) au plaisir de se revoir par ici !
SupprimerJ'ai bien aimé l'ultime balade nocturne de cette voiture omniprésente à chaque phrase. Et puis, avec la chute, tu colles au sujet d'une façon brillante. A toi le 20/20 ! :)
RépondreSupprimerMerci Pascal ! En fait, je suis partie de la chute pour remonter le fil de l'histoire, tel un saumon frayant parmi les mots :p
Supprimerdis raconte-nous et cette narration est sublime !!
RépondreSupprimerUn GRAND merci, l'Arpenteur :)
SupprimerOuah!!tu portes bien ton nom Plume Vive!!!J'ai pas compris tt de suite que tu étais la voiture..qd j'ai finalement compris tt a pris son sens!!!on se sent triste,on a envie que quelqu'un grimpe ds la voiture et la redémarre!!!!en tt cas c'est triste et beau a la fois!!!beau moment!!!
RépondreSupprimerMerci beaucoup :) et merci d'être venue me visiter ici ;-)
SupprimerJolie histoire, on se prendrait presque à penser que les voitures ont une âme, et un coeur...
RépondreSupprimerEncore un braquage qui a mal tourné; la morale est sauve.
Bravo Plume Vive !
¸¸.•*¨*• 🦋
C'est exactement ça, morale sauve et conscience des objets qui nous entourent :) Merci !
SupprimerUn texte très enlevé. On se prend à imaginer cette voiture comme une femme amoureuse, soumise puis abandonnée à son sort par un amant un peu voyou, qui se sert et qui jette. Mais là s'arrête ma comparaison...:-))
RépondreSupprimer40/20, oui ! Une nouvelle d'anthologie ! On craint juste à la fin pour elle qu'à force d'être allumée, il ne décide d'y mettre le feu.
RépondreSupprimerMais c'eût peut-être été moins pire que des rats (ou des ratés !) dans le moteur !