Les Cahiers du cinéma
Je sortis étendre la lessive et commençai de pavoiser le jardin. L’aîné me suivit, portant le panier avec les pinces à linge. J’étais inquiète. Le vent faisait de la vannerie dans les branches dorées des saules qui bordent le ruisseau. Le ciel serrait les poings sur des nuées de grêlons. Chez nous, il n’est pas rare qu’à la faveur d’un orage, les ptérosaures se massent sur les fils électriques, envoyant valdinguer comme des balles de ping-pong les hirondelles rustiques, puis pillent le pommier. Une fois, ils s’étaient attaqués à un bébé, ça peut recommencer. Ce jour-là, j’enroulerais la petite dans une chemise de mon homme en train de sécher, j’attraperais les grands par les poignets, et nous nous sauverions à toutes jambes. A moins que, une fois les enfants cachés dans la resserre, je m’évanouisse.
Je finissais d’étendre le linge. Des caleçons, un pantalon, les langes de la petite, roses comme des camélias, des culottes courtes, un corsage ajouré, une jupe à fleurs. Je vis que j’aurais du raccommodage. J’étais soucieuse. C’est souvent à ce moment que les drames surviennent, prenant la forme de soldats ou d’autos mitrailleuses, qui, sitôt passée la ligne des collines, grossissent à vue d’œil. Je sais très bien ce que je ferais si la guerre arrivait. Je dirais aux enfants, qui joueraient au ballon, de courir à la maison, j’ordonnerais à l’aîné de s’occuper de sa petite sœur, en train de faire ses dents sur un croûton rassis en tripotant un ver de terre. Puis je poserais la bassine par terre, mettrais mes poings sur les hanches, et scruterais la route en plissant les yeux.
Quand j’eus fini de hisser les couleurs et le blanc, j’appelai ma flottille d’enfants pour rentrer au port, ainsi que parfois, par jeu, nous appelons la maison. La petiote avait ses mains potelées pleines de pâquerettes, et la bouche barbouillée du jus des framboises que ses frères avaient cueillies pour elle. Je la pris dans mes bras et m’assis au bord du bassin, la gamine sur les genoux. Je trempai mes doigts dans l’eau et les passai sur son frais visage, tandis que ses menottes émiettaient le cresson de la fontaine. Une légère brume enserrait le jardin. Je nous sentais vulnérables, comme sur une coquille de noix. Les tempêtes ne sont pas rares en cette saison, entraînant des naufrages. Je ne m’occuperais pas de savoir si ce sont des explorateurs ou des flibustiers, c’est peut-être mon tort. Si leur vaisseau, émergeant du brouillard, menaçait de se fracasser contre la margelle, j’allumerais un feu pour les alerter. Puis je tirerais sur le rivage les chaloupes qu’ils auraient jetées à la mer et sauverais tous ces malheureux, en commençant par les femmes et les enfants. A la fin, le capitaine embrasserait mes genoux.
Avant de pousser la porte, j’observai tout. Quand des gangsters en fuite envahissent une maison, un signe, souvent, trahit leur présence : un volet qui bat, qu’on est certain d’avoir attaché, la cheminée qui fume, s’ils ont pensé, après en avoir fait le tour sans m’avoir remarquée, que la maison est vide ; un silence inhabituel, quelque chose d’une angoisse sourde distillée par la musique. Je m’étais préparée à cette circonstance. J’entrerais avec courage, serrant mes enfants contre mon tablier en leur intimant de ne pas crier ni pleurer. Aux voyous, je proposerais du café. J’offrirais de panser la blessure de celui qui gémit, assis sur le banc. Dès que j’apercevrais l’estafette bleue des gendarmes s’engager sur le chemin en cahotant, je les guiderais vers la porte de derrière, leur fourrerais une miche de pain entre les bras, et leur montrerais comment s’enfuir à travers les maïs. Celui qui paraît être le chef m’enverrait un baiser avant de franchir la barrière. Je porterais mes mains à ma poitrine, comme si j’avais reçu une balle en plein cœur, avant qu’un sourire n’illumine mon visage.
Aucun bruit ne venait du salon. Il y a pourtant tant à faire dans une maison, surtout avec des enfants en bas âge. Au lieu de m’aider ou s’occuper des gosses, mon homme devait lire le journal, assis dans son fauteuil et buvant une bière. Si je lui en faisais le reproche, ce qu’il répondrait, c’est que, s’il aime tant la bière ambrée, c’est parce que ça lui rappelle mes cheveux roux. Après, jetant son journal, il se lèverait, me prendrait dans ses bras, et, regardant ma coiffure : « Cette nouvelle vague te va bien. Tu es magnifique, chérie », dirait-il. Et encore, après la scène du baiser : « Tu sais que je t’aime, starlette. Si nous faisions un bébé ensemble, baby ? » J’en eus le souffle coupé. Si je m’attendais à ça de sa part ! Après, je ne sais pas, il faudrait plus d’imagination que je n’en ai.
Le klaxon du facteur me tira de ma rêverie. Je courus au portail. On était mercredi, le jour où il m’apporte mon magazine. Je revins à la maison et me jetai à plat ventre sur le lit. Je déchirai la bande. Il y avait en couverture l’affiche du nouveau film de Jean-Luc Godard. Je me plongeai avec délices et jusqu’au soir dans la lecture des Cahiers du cinéma.
Je sortis étendre la lessive et commençai de pavoiser le jardin. L’aîné me suivit, portant le panier avec les pinces à linge. J’étais inquiète. Le vent faisait de la vannerie dans les branches dorées des saules qui bordent le ruisseau. Le ciel serrait les poings sur des nuées de grêlons. Chez nous, il n’est pas rare qu’à la faveur d’un orage, les ptérosaures se massent sur les fils électriques, envoyant valdinguer comme des balles de ping-pong les hirondelles rustiques, puis pillent le pommier. Une fois, ils s’étaient attaqués à un bébé, ça peut recommencer. Ce jour-là, j’enroulerais la petite dans une chemise de mon homme en train de sécher, j’attraperais les grands par les poignets, et nous nous sauverions à toutes jambes. A moins que, une fois les enfants cachés dans la resserre, je m’évanouisse.
Je finissais d’étendre le linge. Des caleçons, un pantalon, les langes de la petite, roses comme des camélias, des culottes courtes, un corsage ajouré, une jupe à fleurs. Je vis que j’aurais du raccommodage. J’étais soucieuse. C’est souvent à ce moment que les drames surviennent, prenant la forme de soldats ou d’autos mitrailleuses, qui, sitôt passée la ligne des collines, grossissent à vue d’œil. Je sais très bien ce que je ferais si la guerre arrivait. Je dirais aux enfants, qui joueraient au ballon, de courir à la maison, j’ordonnerais à l’aîné de s’occuper de sa petite sœur, en train de faire ses dents sur un croûton rassis en tripotant un ver de terre. Puis je poserais la bassine par terre, mettrais mes poings sur les hanches, et scruterais la route en plissant les yeux.
Quand j’eus fini de hisser les couleurs et le blanc, j’appelai ma flottille d’enfants pour rentrer au port, ainsi que parfois, par jeu, nous appelons la maison. La petiote avait ses mains potelées pleines de pâquerettes, et la bouche barbouillée du jus des framboises que ses frères avaient cueillies pour elle. Je la pris dans mes bras et m’assis au bord du bassin, la gamine sur les genoux. Je trempai mes doigts dans l’eau et les passai sur son frais visage, tandis que ses menottes émiettaient le cresson de la fontaine. Une légère brume enserrait le jardin. Je nous sentais vulnérables, comme sur une coquille de noix. Les tempêtes ne sont pas rares en cette saison, entraînant des naufrages. Je ne m’occuperais pas de savoir si ce sont des explorateurs ou des flibustiers, c’est peut-être mon tort. Si leur vaisseau, émergeant du brouillard, menaçait de se fracasser contre la margelle, j’allumerais un feu pour les alerter. Puis je tirerais sur le rivage les chaloupes qu’ils auraient jetées à la mer et sauverais tous ces malheureux, en commençant par les femmes et les enfants. A la fin, le capitaine embrasserait mes genoux.
Avant de pousser la porte, j’observai tout. Quand des gangsters en fuite envahissent une maison, un signe, souvent, trahit leur présence : un volet qui bat, qu’on est certain d’avoir attaché, la cheminée qui fume, s’ils ont pensé, après en avoir fait le tour sans m’avoir remarquée, que la maison est vide ; un silence inhabituel, quelque chose d’une angoisse sourde distillée par la musique. Je m’étais préparée à cette circonstance. J’entrerais avec courage, serrant mes enfants contre mon tablier en leur intimant de ne pas crier ni pleurer. Aux voyous, je proposerais du café. J’offrirais de panser la blessure de celui qui gémit, assis sur le banc. Dès que j’apercevrais l’estafette bleue des gendarmes s’engager sur le chemin en cahotant, je les guiderais vers la porte de derrière, leur fourrerais une miche de pain entre les bras, et leur montrerais comment s’enfuir à travers les maïs. Celui qui paraît être le chef m’enverrait un baiser avant de franchir la barrière. Je porterais mes mains à ma poitrine, comme si j’avais reçu une balle en plein cœur, avant qu’un sourire n’illumine mon visage.
Aucun bruit ne venait du salon. Il y a pourtant tant à faire dans une maison, surtout avec des enfants en bas âge. Au lieu de m’aider ou s’occuper des gosses, mon homme devait lire le journal, assis dans son fauteuil et buvant une bière. Si je lui en faisais le reproche, ce qu’il répondrait, c’est que, s’il aime tant la bière ambrée, c’est parce que ça lui rappelle mes cheveux roux. Après, jetant son journal, il se lèverait, me prendrait dans ses bras, et, regardant ma coiffure : « Cette nouvelle vague te va bien. Tu es magnifique, chérie », dirait-il. Et encore, après la scène du baiser : « Tu sais que je t’aime, starlette. Si nous faisions un bébé ensemble, baby ? » J’en eus le souffle coupé. Si je m’attendais à ça de sa part ! Après, je ne sais pas, il faudrait plus d’imagination que je n’en ai.
Le klaxon du facteur me tira de ma rêverie. Je courus au portail. On était mercredi, le jour où il m’apporte mon magazine. Je revins à la maison et me jetai à plat ventre sur le lit. Je déchirai la bande. Il y avait en couverture l’affiche du nouveau film de Jean-Luc Godard. Je me plongeai avec délices et jusqu’au soir dans la lecture des Cahiers du cinéma.
Heureux ceux qui peuvent vivre leur vie comme dans un film... au risque de mourir de frayeur.
RépondreSupprimerSuperbe prose, Bricabrac, comme d'hab
La vie est un film, une fête, une histoire d'amour, une course, une légende, si seulement on me laissait le temps de développer mes idées
SupprimerLes cahiers étaient beaucoup plus ardus que votre texte enthousiasmant!
RépondreSupprimerRien que le mot cahier me plaît
SupprimerWouaou !
RépondreSupprimerIl y a dans ta poésie un souffle puissant comme celui des jardins matinaux, quand les coccinelles posent leurs petits baisers sur les corolles endormies, un souffle qui emporte le rêve au-delà de toutes les barrières de bois blanc. Je pourrais te lire pendant des heures sans ennui. Je parierais que tu aimes Boris.
¸¸.•*¨*• ☆
Entomologie adorée au jardin chéri. Ces petits baisers... A défaut de moustaches, mes élytres frisent
SupprimerJoli texte, Une BONNE nouvelle vraiment ];-D
RépondreSupprimerMerci, ça me fait plaisir
SupprimerDe la part de : Bricabrac
Supprimerstouf
RépondreSupprimerPour finir, les ptérosaures ont-ils dépecer ton mari qui séchait sans sa chemise... as tu arpenter les rue de Paris avec Jean-Paul B aprés avoir taper la tête de Jean S sur le rebord d' un trottoir ? Le peuple cinéphile veut savoir. 8:)
Ah, enfin une personne cultivée
RépondreSupprimersuperbement bien fait !
RépondreSupprimerà chaque fois un court temps de rêverie qui pourrait être l'ébauche d'un scénario à part entière
j'ai été embarquée à tout coup
bravo !
Je suis bien sûr touché par ce commentaire, dans une période chargée d'émotion. En fait, quand j'invente un "je" qui raconte son histoire, imaginaire, réelle, ou broyée dans l'athanor de la mémoire, je me prends d'une grande tendresse pour ce "je". Ici, j'ai eu des scrupules à lui ôter au final sa lessive, son panier de pinces à linge, le jardin et son bassin, ses enfants,son homme ... pour ne lui laisser que la matière mystérieuse de la vie intérieure, ce récit sans fin
Supprimerje craque complètement sur ce texte
RépondreSupprimerdu souffle qui ne te manque pas, de la prose talentueuse, Bébel et Jean Seberg et Godard ...
j'ai été abonné (il y a fort longtemps) aux cahiers du cinéma aussi :o))
Comme j'en suis content ! Que tu craques
SupprimerOn dit que le diable se cache dans les détails, ici, c'est un souffle de vitalité, artiste et léger... Quoi de plus grave, en fait ?
RépondreSupprimerTouché ! (mais pas coulé, bien sûr)
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