Gra-gra
A
la proue de la barque le cormoran poussa un cri guttural, ce
“gra-gra” glougloutant si difficile à traduire dans un récit.
Sur
la rivière boueuse quelques troncs d'arbres morts semblaient ouvrir
les yeux à leur passage.
Théophile
sourit intérieurement... ce cri de cormoran le soir au-dessus des
jonques lui rappelait tout à coup le film d'Audiart qu'il avait vu
étant étudiant en lettres classiques.
Serrault,
Blier, Carmet, Meurisse, tout ça était si loin aujourd'hui.
Toujours
à la proue le cormoran délesté d'une de ses grandes plumes faisait
la gueule, dardant un oeil rouge sur cet étrange scribouillard.
“Vous
ne devriez pas faire ça” marmonna le rameur tout en manoeuvrant à
l'entrée d'un marigot.
Marigot:
le mot était singulier et devrait plaire à son éditeur féru
d'exotisme.
Théophile
plongea la plume dans l'encrier qu'il avait improvisé: une petite
calebasse où dansait un fond d'encre de noix de galle et de bave de
crapaud-buffle.
Il
avait connu une Marie Gault quand il était étudiant en lettres
classiques... dans une autre vie.
“De
l'authenticité! De l'au then ti ci té! “ avait aboyé son éditeur
en lui jetant le guide du routard à la figure.
Droit
devant eux un tronc d'arbre mort baillait à s'en décrocher une
mâchoire en dents de scie.
“Chaque
marigot a son crocodile” déclama le rameur désabusé.
Comme
Théophile s'empressait de noter cet authentique trait d'esprit, il y
eut un choc à tribord qui renversa le précieux encrier.
“Merde!”
aboya l'écrivain privé de son carburant “tu pourrais faire
attention. D'où tiens-tu ton permis?”
A
la proue, le cormoran ricanait trop fort aussi le rameur le chassa
t-il d'un bon coup de perche en rétorquant: “J'ai eu mon permis
chez Hubert”
Théophile
soupira. L'Hubérisation des services de pirogues allait faire de
l'ombre à ceux qui comme lui exerçaient le dur métier
d'auteur-découvreur.
Dans
son carnet de voyages l'encre de noix de galle renversée avait
dessiné une carte aux contours vaguement africains; il y vit un
mauvais présage.
Il
lui fallait urgemment rencontrer ce sorcier, ce marabout dont on lui
avait vanté les dons.
“On
arrive” dit le rameur en redoublant d'effort tandis qu'un tempo
lancinant de tambours se faisait entendre derrière un dense rideau
de végétation.
Théophile
tendit l'oreille :“Du Youssou N'dour” dit-il “non... du Julie
Piétri”
Eve
lève-toi et danse avec la vie... L´écho de ta voix est venu
jusqu´à moi... c'était bien loin tout ça.
Il
s'ébroua et sauta gauchement sur un sol grouillant, une sorte de
moquette vivante et spongieuse, le coeur palpitant de l'Afrique
sauvage.
Le
rameur lui tendit la perche: “Marche sur une fourmi et mille autres
t'attaqueront”
Théophile
s'écarta pour sortir son Montblanc et consigner l'adage sur une page
épargnée par l'incident; il sourit à l'idée cocasse d'un
Montblanc dégainé au coeur de l'Afrique noire...
Son
éditeur ne devait pas savoir, il recopierait tout à son retour.
“Je
te dois combien, rameur?” demanda Théophile en fouillant ses
poches.
“Voyons,
voyageur... trois cent coups de perche – je ne vous compte pas
celui pour le cormoran – et cinq adages traditionnels, ça fait
vingt euros” annonça le rameur.
“En
voici dix” répondit Théophile, rompu à la négociation.
Le
rameur s'éloignait déjà en chantonnant.
“Du
Youssou N'dour” se dit Théophile puis il tendit l'oreille “non...
du Jean Sablon”.
Vous
qui passez sans me voir... c'était bien loin tout ça.
On
avait dû les prévenir de son arrivée car la porte de la case
marquée “Arrivée” s'ouvrit devant lui sur un spectacle
d'apocalypse.
Théophile
hésitait... devait-on dire maraboute pour une femme marabout ou plus
simplement sorcière?
Par
quel sortilège avait-elle deviné sa question ? “Appelle-moi
Sévigné... Huguette de Sévigné” tonna la grosse femme en
éclatant d'un rire gras qui laissait entrevoir les touches noires
d'un râtelier incomplet.
Elle
lui rappelait Madame Conchon alias Miss Piggy – la directrice
d'Etudes de la fac – dont l'embonpoint et la poitrine opulente
occupaient largement la chaire dont elle était titulaire.
En
guise de chaire la maraboute ne possédait qu'un fauteuil taillé
dans la masse d'un baobab par quelque artiste local et qui
représentait grossièrement le grand vizir Kara Mustapha juste avant
sa décapitation par le sultan Mehmed IV sous les murs de
Ouagadougou.
“Mets-toi
à l'aise mon poulet” susurra Huguette entre ses rares dents
blanches.
Théophile
sentit qu'il tenait là son sujet...
Où lire Vegas sur sarthe
Excellent récit un brin (beaucoup) déjanté, comme je les aime ];-D
RépondreSupprimerIl y avait également dans le film d'Audiard : Gérard Depardieu , tout jeune et svelte !
Tellement svelte le Gérard national qu'on a tendance à l'oublier :)
SupprimerOn ne se méfie jamais assez de l'huberisation du coup de rame et de l'huguettisation des souvenirs:)
RépondreSupprimerjérôme
:))
SupprimerEt Huguette va demander à Théophile de lui donner son Mont Blanc en échange de quelques sujets d'écriture épicés. A malin, malin et demi à qui est rompu à la négociation.
RépondreSupprimerJe crains que ce rêveur de Théophile ne soit la proie facile d'une croqueuse d'économies :)
SupprimerL'aventure, l'amour, les livres, l'observation fine de la nature... je vois bien l'édition princeps avec des gravures sur bois (de baobab)
RépondreSupprimerPour une fois j'ai eu la plume exotique (j'espère que les cormorans ne m'en voudront pas)
Supprimeravec un petit air de Crocodile Dundee, ça donnerait : "Huguette en a l'eau à la bush !"
RépondreSupprimer:))
Excellent !!
SupprimerThéophile Marigauthier et Huguette Lafond ou Nadaud, une texte déjanté et plein d'humour (Sablon, Youssou N'dour) ... que du bonheur !!
RépondreSupprimerMerci l'Arpi !
SupprimerJe savais qu' il y avait du Pierre Dac en toi, et ta phrase sur le siège de la maraboute me rappelle irrésistiblement le Sar Rabindranath Duval:
RépondreSupprimer« Le tatouage représente d'un côté la cueillette des olives en Basse-Provence, et de l'autre un épisode de la prise de la Smalah d'Abd-El-Kader par les troupes du duc D'Aumale en mil huit cent quarante-trois.»
¸¸.•*¨*• ☆
Heureux que tu partages les mêmes sources, collègue !!
Supprimer"...un fauteuil taillé dans la masse d'un baobab par quelque artiste local et qui représentait..." [enfin, quand môssieu était dans de bonnes disposition... (cf. Pierre Dac & Francis Blanche)]... Arg ! Déjà souligné ci-dessus. Ben, je bisse !!
RépondreSupprimer