RETOUR DE CAHOKIA
[…]
C’est ce soir-là, à l’intersection de la 10e Avenue et de la 12e Rue, devant une Honda CRV grise à l’arrêt, alors qu’au-dessus de ma tête batifolait une lumière turquoise dans les remous obscurs des nuages, c’est là et à ce moment que j’ai pris la décision de faire le chemin de Cahokia d’où je te ramènerai, Élise, ma sœur Anne, la décision d’entreprendre ce voyage que je ne sais encore comment je vous le raconterai, ni même si je saurai vous le raconter dans ce que véritablement il aura été. Ayant ce soir-là choisi de vivre encore longtemps, et dans le lent du temps, je voudrais maintenant, dans ce livre qu’un jour vous lirez sur un banc vermoulu à m’attendre sur le quai délabré de la gare à l’abandon devant laquelle ne passera plus, et depuis longtemps, aucun convoi à destination de Cipango, je voudrais tant vous avoir raconté que je l’ai fait, ce qu’il fallait faire, et que je les ai trouvés et les ramène avec moi, comme je le ferai avec Élise, pour qu’ils poursuivent jusqu’à vous leur errance, tous ceux de mes morts et quelques uns des vôtres qui ont échappé à la drave des frères Awashish et qui se sont échoués dans les eaux basses du chenal de l’est, à la hauteur de l’Île-des-Piles, sur le Saint-Maurice, en aval de Grand’Mère, bien avant et peu avant que ne se fût corrodé le temps.
J’aimerais tant aussi avoir réussi à vous révéler tous les secrets du monde et de l’Amérique à la manière de cette petite toile où le jaune et l’ocre dominent, je vous la montrerai si un jour vous venez chez moi, et sur laquelle papa disait avoir représenté son grand-père Alphée Allibert. Il avait peint en plan rapproché la galerie d’une cuisine d’été et les quelques marches qui y menaient, sans rien d’autre devant ni sur les côtés. Sur la galerie qui était de bois, il avait posé une chaise vide, une chaise de bois à fond de babiche, adossée à un mur de bois, un mur en clin de cèdre, non loin d’une porte qu’on pouvait supposer elle aussi être de bois. Il avait laissé sur le plancher de la galerie de bois, quelque part entre la chaise de bois et la porte de bois, une paire de vieilles bottines éculées au cuir ratatiné, l’une reposant sur sa semelle, l’autre sur son côté. C’est sur cette toile, l’année même où papa l’avait peinte, que je fis la connaissance de mon arrière-grand-père Alphée. Il somnolait, affirmait papa, prétendait le peintre, dans la cuisine d’été de cette maison campagnarde sur laquelle donnait la porte défraîchie qu’on devinait plus qu’on ne la voyait, suggérée qu’elle était par l’écru de la toile plus que représentée par les couleurs et les traits. C’est de cette porte, pour qui saurait voir, que ressortirait, pour qui saurait attendre, le vieil Alphée, les yeux encore lourds du sommeil de sa sieste. Il chausserait ses bottes et disparaîtrait de la toile comme il y serait venu pour aller, dans le monde des faits, soigner les bêtes à l’étable. C’est ainsi que Paul Allibert, notre père, peignait ce qu’il croyait être la vérité des personnes et m’apprenait à voir ce que l’œil seul ne pouvait distinguer.
Je voudrais tant, malgré l’épuisement dans lequel m’aura laissé un voyage aussi long que celui que j’aurai fait à Cahokia, être parvenu à vous faire voir, telle qu’elle voulait la découvrir, l’Amérique oubliée qu’Élise, ma sœur Anne, m’avait dit vouloir y trouver. J’aimerais tant, dans ce livre que vous lirez, peut-être même le lisez-vous? être parvenu à vous raconter tout cela à la façon dont me sont revenues, dans le confusion où j’étais ce jour-là de mon retour, des images disparues depuis longtemps et que je ne savais pas qu’elles étaient encore là à m’attendre derrière l’opacité des jours. Je voudrais avoir écrit que…
…sur les trottoirs de chaque côté de cette rue sur le bord de laquelle j’ai garé mon vélo à la fin de mon périple, je remarque que ne circulent que des vieilles personnes ou des obèses de tous âges au volant de tri et de quadriporteurs, quelques toxicomanes décharnés et des errants saurs et médicamentés, et que tous me semblent atteints d’agitation vaine.
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C’est ce soir-là, à l’intersection de la 10e Avenue et de la 12e Rue, devant une Honda CRV grise à l’arrêt, alors qu’au-dessus de ma tête batifolait une lumière turquoise dans les remous obscurs des nuages, c’est là et à ce moment que j’ai pris la décision de faire le chemin de Cahokia d’où je te ramènerai, Élise, ma sœur Anne, la décision d’entreprendre ce voyage que je ne sais encore comment je vous le raconterai, ni même si je saurai vous le raconter dans ce que véritablement il aura été. Ayant ce soir-là choisi de vivre encore longtemps, et dans le lent du temps, je voudrais maintenant, dans ce livre qu’un jour vous lirez sur un banc vermoulu à m’attendre sur le quai délabré de la gare à l’abandon devant laquelle ne passera plus, et depuis longtemps, aucun convoi à destination de Cipango, je voudrais tant vous avoir raconté que je l’ai fait, ce qu’il fallait faire, et que je les ai trouvés et les ramène avec moi, comme je le ferai avec Élise, pour qu’ils poursuivent jusqu’à vous leur errance, tous ceux de mes morts et quelques uns des vôtres qui ont échappé à la drave des frères Awashish et qui se sont échoués dans les eaux basses du chenal de l’est, à la hauteur de l’Île-des-Piles, sur le Saint-Maurice, en aval de Grand’Mère, bien avant et peu avant que ne se fût corrodé le temps.
J’aimerais tant aussi avoir réussi à vous révéler tous les secrets du monde et de l’Amérique à la manière de cette petite toile où le jaune et l’ocre dominent, je vous la montrerai si un jour vous venez chez moi, et sur laquelle papa disait avoir représenté son grand-père Alphée Allibert. Il avait peint en plan rapproché la galerie d’une cuisine d’été et les quelques marches qui y menaient, sans rien d’autre devant ni sur les côtés. Sur la galerie qui était de bois, il avait posé une chaise vide, une chaise de bois à fond de babiche, adossée à un mur de bois, un mur en clin de cèdre, non loin d’une porte qu’on pouvait supposer elle aussi être de bois. Il avait laissé sur le plancher de la galerie de bois, quelque part entre la chaise de bois et la porte de bois, une paire de vieilles bottines éculées au cuir ratatiné, l’une reposant sur sa semelle, l’autre sur son côté. C’est sur cette toile, l’année même où papa l’avait peinte, que je fis la connaissance de mon arrière-grand-père Alphée. Il somnolait, affirmait papa, prétendait le peintre, dans la cuisine d’été de cette maison campagnarde sur laquelle donnait la porte défraîchie qu’on devinait plus qu’on ne la voyait, suggérée qu’elle était par l’écru de la toile plus que représentée par les couleurs et les traits. C’est de cette porte, pour qui saurait voir, que ressortirait, pour qui saurait attendre, le vieil Alphée, les yeux encore lourds du sommeil de sa sieste. Il chausserait ses bottes et disparaîtrait de la toile comme il y serait venu pour aller, dans le monde des faits, soigner les bêtes à l’étable. C’est ainsi que Paul Allibert, notre père, peignait ce qu’il croyait être la vérité des personnes et m’apprenait à voir ce que l’œil seul ne pouvait distinguer.
Je voudrais tant, malgré l’épuisement dans lequel m’aura laissé un voyage aussi long que celui que j’aurai fait à Cahokia, être parvenu à vous faire voir, telle qu’elle voulait la découvrir, l’Amérique oubliée qu’Élise, ma sœur Anne, m’avait dit vouloir y trouver. J’aimerais tant, dans ce livre que vous lirez, peut-être même le lisez-vous? être parvenu à vous raconter tout cela à la façon dont me sont revenues, dans le confusion où j’étais ce jour-là de mon retour, des images disparues depuis longtemps et que je ne savais pas qu’elles étaient encore là à m’attendre derrière l’opacité des jours. Je voudrais avoir écrit que…
…sur les trottoirs de chaque côté de cette rue sur le bord de laquelle j’ai garé mon vélo à la fin de mon périple, je remarque que ne circulent que des vieilles personnes ou des obèses de tous âges au volant de tri et de quadriporteurs, quelques toxicomanes décharnés et des errants saurs et médicamentés, et que tous me semblent atteints d’agitation vaine.
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Vraiment très heureuse de te relire ici, Café Byblos :)
RépondreSupprimertu nous reviens avec un texte qui nous conte ce Canada un peu mythique pour moi, et je suis rentrée avec toi "dans le lent du temps"
j'aime bien l'idée de rencontrer l'arrière grand-père pour la première fois sur une toile peinte par le père, cette notion de transmission me parle beaucoup :)
Quel style! Que dis-je, quelle peinture! J'aime beaucoup
RépondreSupprimerAh ben ça alors, j' ai pas lu autre chôse que le titre de ton "texte" et puisque j' avais pas les bonnes lunettes, j' ai cru que ça ce passait au Brésil avec les Cariocas. J' ai tout faut .
RépondreSupprimer« des errants saurs » C'est à ce genre de fulgurance que l'on aperçoit le talent, comme le geai laisse un éclair de plumes d'or à travers la forêt dans le soleil du soir.
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
Cahokia Mississipi, Cipango et José Maria de Heredia, les voyages sublimes et le grand-père peint par le père ... histoire touchante
RépondreSupprimertrès heureux que tu reviennes écrire chez nous café Byblos !
Ces points de suspension avant et après sont des promesses ? J'aime cette langue superbe
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