Madeleine et Rodolphe
- La nuit n’est jamais complète.
- Ah, vraiment. Croyez-vous ? Mademoiselle Madeleine de Landery avait dit cela avec le sourire qu’elle aimait à prodiguer pour signifier qu’elle était surprise par la subtilité d’une remarque, qu’elle voulait que l’on pense qu’elle se trouvât intelligente et, par là même, flatter celui ou celle qui l’avait émise, mais en signifiant qu’elle n’était pas tout à fait dupe d’elle-même et que son étonnement admiratif était volontairement un peu appuyé. Elle accompagnait alors ce sourire d’un regard amusé et d’un léger froncement du nez qui rajoutait à son charme un côté presque enfantin, qui ne pouvait qu’attirer la bienveillance de celles et ceux qui se trouvaient dans sa proximité immédiate.
- Une nuit est une nuit monsieur de Villeneuve-Vallas. Elle commence avec l’obscurité naissante et s’achève aux premières lueurs, dans son accomplissement définitif. Que diable lui voulez-vous de plus ?
- Le diable a bien peu de chose à voir, chère mademoiselle. La nuit comme le jour sont éternels en cela qu’ils ne commencent ni ne finissent. La rotation de la terre sur elle-même et sa course autour du soleil font qu’il fait à la fois toujours nuit et, simultanément, toujours jour quelque part. C’est pourquoi il me paraît comme une évidence, que la nuit ni le jour ne sont jamais ni complets, ni finis.
Le prince de Villeneuve-Vallas portait en lui, et en permanence, l’histoire de sa famille dont les généalogistes s’accordaient à établir la genèse dès les premières heures de l’ère chrétienne. Descendant en ligne directe d’un noble romain établi en Gaule après les victoires des troupes de César et, chuchotaient encore les méchantes langues, d’une femme légère arrivée dans les impedimenta de leur arrière-garde, il avait épousé sa jolie cousine Armande de Plany-Brincourt et la conjonction de leurs deux fortunes, bien que celle de la jeune marquise ne fût tout à fait sur un pied d’égalité avec la sienne, faisait du prince l’homme le plus riche et, partant, le plus courtisé du pays. Reconnu pour sa brillante intelligence et son immense culture, jusque dans des domaines aussi peu usités que la physique ou la mathématique, il ne cessait d’être invité dans les soirées où se pressaient une aristocratie désoeuvrée, à peine troublée par les bruits de bottes sporadiques entendus à la frontière de la lointaine Russie dont on murmurait que le Tsar aurait tôt ou tard, mais à coup sur, raison.
Appuyé négligemment sur le piano où la toute jeune mademoiselle de Martimpré, en qui tous voyaient une future concertiste de renom international, s’apprêtait à jouer un nocturne de Chopin, lui-même s’étant offert pour tourner les pages, le prince avait distillé son explication d’une voix grave et mélodieuse, sans afféterie, mais avec l’orgueilleuse humilité que l’on inculque dès la plus tendre enfance à ceux de son rang. Son élégance raffinée mais non ostentatoire et le bleu marin de son regard lui avait assuré d’innombrables conquêtes féminines et son récent hymen n’avait en rien calmé ses ardeurs. Armande avait très vite compris qu’il lui fallait trouver consolation dans les quelques heures hebdomadaires qu’il lui consacrait, dans la poursuite des bonnes œuvres auxquelles sa mère l’avait initiée et, comme on le murmurait du côté de Notre Dame de Grâce où le couple avait un domaine très prisé par la bonne société normande, dans des amours saphiques avec Miss Pimbercoat la gouvernante anglaise au teint de rose.
Le prince fit un signe discret et un autre vint prendre sa place auprès du demi-queue. Les premières notes de Chopin résonnèrent dans le grand salon et les invités furent bientôt pris par le charme évident et le doigté exceptionnel de la pianiste. Le prince s’approcha de mademoiselle de Landery qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis son discours. Il tenait deux coupes du meilleur champagne et lui souffla à l’oreille :
- Nous pourrions prolonger notre conversation ailleurs, chère Madeleine.
Elle considéra la taille bien faite et les mains soignées de Rodolphe, fronça à nouveau le nez et dessina sur ses lèvres un sourire, où l’enfantin avait fait place à une certaine forme de provocation ironique.
- Il paraît que l’étage regorge de tableaux de l’école de Barbizon.
- Comment donc savez vous cela ? Vous disiez encore tout à l’heure que vous n’étiez jamais venu dans cette demeure, "la plus provinciale qu’il soit".
- Norpois me l’a confié pas plus tard qu’hier : "ah, vous allez chez les Gardy ? Ils ont une superbe collection de ces jeunes artistes, comment dire … naturalistes !"
Il avait dit "Norpois", et non monsieur de Norpois, ou le marquis de Norpois ou même monsieur l’Ambassadeur Norpois ainsi que l’eussent dit des personnes moins introduites dans la haute société. Ce "Norpois", bref et amical avait pour intention non pas de montrer sa qualité car il savait l’inutilité que tous ici le connaissaient, mais il voulait ainsi que Madeleine de Landery se sentît hissée à son rang, pensant qu’elle même pourrait dire aussi "Norpois" comme une évidence, qu’elle en fut flattée et qu’elle l’admirât encore d’avantage.
Ils avaient doucement gagné le fond du grand salon où jouait mademoiselle de Martimpré sous le regard rempli de larmes d’émotion et de fierté de madame sa mère. Arrivés ainsi au pied de l’escalier de marbre, ils montèrent prestement. L’assemblée était tant absorbée par le romantisme de l’auteur et la finesse du jeu de l’interprète que personne ne remarqua leur esquive.
Lorsque le Prince poussa la porte d’une des chambres de l’aile ouest, Madeleine s’arrêta un instant : écoutez Rodolphe, ce n’est plus Chopin.
- Non, c’est Vinteuil, un compositeur qui monte. Et cette expression "qui monte" avait dans la bouche du prince quelque chose de populaire et de surprenant qui fit frissonner Madeleine de Landery, comme une fille du peuple eût, dit-on, pu frissonner d’excitation à la vue du couteau qu’exhiberait devant elle un mauvais garçon à visage d’ange.
- Venez maintenant, Rodolphe, n’attendons plus.
- Soyons discrets, ce sera encore plus divertissant.
- Rassurez-vous je ne suis pas La Berma et peu adepte du contre-ut, cher Prince.
- Ne me sous estimez pas, mademoiselle, mais nous ne devons en aucun cas prendre le risque de réveiller le petit Marcel.
- La nuit n’est jamais complète.
- Ah, vraiment. Croyez-vous ? Mademoiselle Madeleine de Landery avait dit cela avec le sourire qu’elle aimait à prodiguer pour signifier qu’elle était surprise par la subtilité d’une remarque, qu’elle voulait que l’on pense qu’elle se trouvât intelligente et, par là même, flatter celui ou celle qui l’avait émise, mais en signifiant qu’elle n’était pas tout à fait dupe d’elle-même et que son étonnement admiratif était volontairement un peu appuyé. Elle accompagnait alors ce sourire d’un regard amusé et d’un léger froncement du nez qui rajoutait à son charme un côté presque enfantin, qui ne pouvait qu’attirer la bienveillance de celles et ceux qui se trouvaient dans sa proximité immédiate.
- Une nuit est une nuit monsieur de Villeneuve-Vallas. Elle commence avec l’obscurité naissante et s’achève aux premières lueurs, dans son accomplissement définitif. Que diable lui voulez-vous de plus ?
- Le diable a bien peu de chose à voir, chère mademoiselle. La nuit comme le jour sont éternels en cela qu’ils ne commencent ni ne finissent. La rotation de la terre sur elle-même et sa course autour du soleil font qu’il fait à la fois toujours nuit et, simultanément, toujours jour quelque part. C’est pourquoi il me paraît comme une évidence, que la nuit ni le jour ne sont jamais ni complets, ni finis.
Le prince de Villeneuve-Vallas portait en lui, et en permanence, l’histoire de sa famille dont les généalogistes s’accordaient à établir la genèse dès les premières heures de l’ère chrétienne. Descendant en ligne directe d’un noble romain établi en Gaule après les victoires des troupes de César et, chuchotaient encore les méchantes langues, d’une femme légère arrivée dans les impedimenta de leur arrière-garde, il avait épousé sa jolie cousine Armande de Plany-Brincourt et la conjonction de leurs deux fortunes, bien que celle de la jeune marquise ne fût tout à fait sur un pied d’égalité avec la sienne, faisait du prince l’homme le plus riche et, partant, le plus courtisé du pays. Reconnu pour sa brillante intelligence et son immense culture, jusque dans des domaines aussi peu usités que la physique ou la mathématique, il ne cessait d’être invité dans les soirées où se pressaient une aristocratie désoeuvrée, à peine troublée par les bruits de bottes sporadiques entendus à la frontière de la lointaine Russie dont on murmurait que le Tsar aurait tôt ou tard, mais à coup sur, raison.
Appuyé négligemment sur le piano où la toute jeune mademoiselle de Martimpré, en qui tous voyaient une future concertiste de renom international, s’apprêtait à jouer un nocturne de Chopin, lui-même s’étant offert pour tourner les pages, le prince avait distillé son explication d’une voix grave et mélodieuse, sans afféterie, mais avec l’orgueilleuse humilité que l’on inculque dès la plus tendre enfance à ceux de son rang. Son élégance raffinée mais non ostentatoire et le bleu marin de son regard lui avait assuré d’innombrables conquêtes féminines et son récent hymen n’avait en rien calmé ses ardeurs. Armande avait très vite compris qu’il lui fallait trouver consolation dans les quelques heures hebdomadaires qu’il lui consacrait, dans la poursuite des bonnes œuvres auxquelles sa mère l’avait initiée et, comme on le murmurait du côté de Notre Dame de Grâce où le couple avait un domaine très prisé par la bonne société normande, dans des amours saphiques avec Miss Pimbercoat la gouvernante anglaise au teint de rose.
Le prince fit un signe discret et un autre vint prendre sa place auprès du demi-queue. Les premières notes de Chopin résonnèrent dans le grand salon et les invités furent bientôt pris par le charme évident et le doigté exceptionnel de la pianiste. Le prince s’approcha de mademoiselle de Landery qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis son discours. Il tenait deux coupes du meilleur champagne et lui souffla à l’oreille :
- Nous pourrions prolonger notre conversation ailleurs, chère Madeleine.
Elle considéra la taille bien faite et les mains soignées de Rodolphe, fronça à nouveau le nez et dessina sur ses lèvres un sourire, où l’enfantin avait fait place à une certaine forme de provocation ironique.
- Il paraît que l’étage regorge de tableaux de l’école de Barbizon.
- Comment donc savez vous cela ? Vous disiez encore tout à l’heure que vous n’étiez jamais venu dans cette demeure, "la plus provinciale qu’il soit".
- Norpois me l’a confié pas plus tard qu’hier : "ah, vous allez chez les Gardy ? Ils ont une superbe collection de ces jeunes artistes, comment dire … naturalistes !"
Il avait dit "Norpois", et non monsieur de Norpois, ou le marquis de Norpois ou même monsieur l’Ambassadeur Norpois ainsi que l’eussent dit des personnes moins introduites dans la haute société. Ce "Norpois", bref et amical avait pour intention non pas de montrer sa qualité car il savait l’inutilité que tous ici le connaissaient, mais il voulait ainsi que Madeleine de Landery se sentît hissée à son rang, pensant qu’elle même pourrait dire aussi "Norpois" comme une évidence, qu’elle en fut flattée et qu’elle l’admirât encore d’avantage.
Ils avaient doucement gagné le fond du grand salon où jouait mademoiselle de Martimpré sous le regard rempli de larmes d’émotion et de fierté de madame sa mère. Arrivés ainsi au pied de l’escalier de marbre, ils montèrent prestement. L’assemblée était tant absorbée par le romantisme de l’auteur et la finesse du jeu de l’interprète que personne ne remarqua leur esquive.
Lorsque le Prince poussa la porte d’une des chambres de l’aile ouest, Madeleine s’arrêta un instant : écoutez Rodolphe, ce n’est plus Chopin.
- Non, c’est Vinteuil, un compositeur qui monte. Et cette expression "qui monte" avait dans la bouche du prince quelque chose de populaire et de surprenant qui fit frissonner Madeleine de Landery, comme une fille du peuple eût, dit-on, pu frissonner d’excitation à la vue du couteau qu’exhiberait devant elle un mauvais garçon à visage d’ange.
- Venez maintenant, Rodolphe, n’attendons plus.
- Soyons discrets, ce sera encore plus divertissant.
- Rassurez-vous je ne suis pas La Berma et peu adepte du contre-ut, cher Prince.
- Ne me sous estimez pas, mademoiselle, mais nous ne devons en aucun cas prendre le risque de réveiller le petit Marcel.
stouf
RépondreSupprimerAh ma mie, poussez votre contre-ut
Contre mon âme en rute
La fièvre d’amours
Qui me tourmente,
Demeure en moy tousjours,
Et ne s’alente.
joli poème et j'aime bien "s'alente"
SupprimerCette Madeleine qui l'eût cru ? Une crapouillotte à l'œil coquin, et à la lippe gourmande. ];-D
RépondreSupprimerJoli texte d'un autre temps.
c'était mon idée de faire des phrases longues un peu (à peine) comme Proust qui est mon auteur préféré (je l'ai lu vers 16 ans et puis relu vers 30 ans :o) )
SupprimerDélicieusement suranné et proustien, tout ça...
RépondreSupprimerÇa sent l'encaustique sur les parquets qui craquent et l'on entend les crinolines qui froufroutent dans les corridors...
Bravo l'arpenteur
¸¸.•*¨*• ☆
et oui c'était d'un autre temps :o)
SupprimerOn savait déguster la Madeleine en ces temps-là !
RépondreSupprimerBelle atmosphère, l'Arpenteur
le Madeleine est une belle friandise :o))
SupprimerIl se dit qu'on a refoulé ce soir-là un pauvre rustre du nom d'Andiamo, venu de la banlieue Nord-Est de Paris, après lui avoir offert un verre de vin en cuisine. C'est vrai, ce qu'on raconte ? Mais que Madeleine de Landery lui aurait plus tard, nuitamment, ouvert la porte de derrière ?
RépondreSupprimeroui mais le prince Andiamo est aussi très subtil et amoureux de toutes les femmes :o)
SupprimerUne ambiance et un style très proustien sans phrases longues, longues quand même. ;-) Une réussite l'Arpenteur !
RépondreSupprimermerci Marité ... j'ai essayé de faire des phrases longues un peu (à peine) proustienne :o)
SupprimerEn mode grise voix, l'Arpi ? C'est sympa, merci ;)
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