samedi 25 mars 2017

Jean Pinson Ma chère Madeleine

Chez le dentiste

Mon père, qui est vétérinaire, dit que j’ai trois paupières, comme les lézards. Le matin, je les ouvre une à une, d’abord celle qui clignote comme le gyrophare du camion des éboueurs, puis je m’arrête un instant et reste coi, attentif au roulis des poubelles dans la rue, qui me sert de réveil. Dans un éclair fugace de paresse, je presse mes deux paupières encore fermées, la tête comme une serre à papillons. Le jour grisâtre passe un torchon par les fentes des volets de la fenêtre laissée ouverte et les chasse : ils s’envolent, aspirés par les fleurs de la jardinière posée sur l’appui. Je me levai.

Ah zut ! Cela fait trois semaines que, chaque matin, j’essaie de repérer la position de mon corps au réveil, en particulier les bras, qui me causent beaucoup de souci le soir, afin que, sans perdre de temps (c’est l’année du bac), je m’y installe dès que j’ai décidé de dormir. Mais chaque jour, je me lève avant d’avoir regardé, bien que pour y penser, j’aie mis un post-it sur le pied de la lampe. Installée dans le rond de l’abat-jour à la table de la cuisine, ma mère buvait du thé, un livre à la main. Comme quand, petit garçon, je jouais à l’explorateur, je trouvai, dans l’ébouriffement de ses cheveux, un sentier qui me mena à une clairière, quelque part sur sa joue.

- Tu as rendez-vous chez le dentiste après les cours, tu te rappelles ?
J’aurais pu oublier ? D’abord, mon dentiste est une femme, maman, j’te rappelle. Elle paraît si jeune que, si elle n’était pas dentiste, je ne serais pas surpris qu’elle soit en hypokhâgne, la classe de l’autre côté du couloir par rapport aux terminales, la benjamine peut-être. Ses yeux noirs, son masque vert pastel, l’odeur de chlorophylle qui émane de toute sa personne, la troisième phalange de son auriculaire, comme un radis rose, qui appuie sur la commissure de mes lèvres, sa manière de chercher des baisers tapis dans les recoins les plus reculés de ma bouche avec son miroir dentaire en rhodium. Mais je n’allais pas avouer que je souffre les aphtes de l’amour, qui me mettent à la torture comme des noix trop fraîches. Plutôt réfléchir, en avalant mes céréales, à la façon de lui faire comprendre, une fois que je serai installé avec un bavoir dans son fauteuil lascif, qu’elle pouvait m’embrasser si elle voulait.

À la bourre comme d’hab, à la recherche du temps perdu, je courus à la gare en y pensant encore. La difficulté était, bien sûr, de trouver le début de la phrase : jetuellenousvouselles ? Depuis que je m’intéresse aux filles, je me heurte à ce problème, qui me turlupina comme un abcès tout au long de la journée. À cinq heures moins le quart, je sonnai le cœur battant à la porte du pavillon en meulière où le cabinet est installé, relisant son prénom gravé en lettres adorées sur la plaque dentaire rivée au mur. Elle alluma la lampe scialytique, côtelée comme une madeleine. Je me lançai :

- Jetuellenous…
Mais je me tus (ellenousvouselles), car elle fourrageait déjà à la précelle. Il me semblait pourtant avoir réglé différemment le déroulement de la séance pendant le cours de physique.
- Mais c’est un garde-manger d’écureuils, chez vous ! Des souvenirs de pralinés, des éclats de noisettes, des miettes de madeleine, qu’est-ce que c’est que ces réminiscences ! Je n’ai jamais vu ça. On va faire un détartrage.

Quel quart d’heure je passai ! À la fin, elle m’avait dit que, sinon, tout allait bien, que je pouvais ne revenir que dans un an, et elle m’avait fait cadeau d’un échantillon de brosses interdentaires, que je serrai dans mon poing, à nouveau seul dans la rue désemparée. Un an ! Je m’étais montré si maladroit que j’en avais la rage de dents. J’avais dans la bouche un goût triste de larmes, qui soudain me fit tressaillir, car il me revint à la mémoire ces jours gris de mon enfance, quand je pleurais comme une madeleine.

6 commentaires:

  1. J'ai souvenir d'UN dentiste au pif vermillon, résultat d'une lente et opiniâtre dégustation de Beaujolpif ! Loin bien loin de ta cureuse de chailles, j'aurais aimé me faire chatouiller, les décisives, les câlines et les polaires, par une dentiste comme la tienne. ];-D

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  2. Amoureux d'une arracheuse de dents, c'est quand même curieux !

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  3. Ah, les chailles ! Longtemps que je n'avais pas entendu - vu - ce mot Andiamo. ;-)
    Pas le goût de madeleine dans la bouche quand on sort de chez le dentiste !
    J'aime bien le garde-manger d'écureuil.

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  4. Comment oublier un prénom gravé en lettres adorées ?

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  5. Arpenteur d'étoiles27 mars 2017 à 18:09

    la recherche du temps perdu et la Madeleine ... et un détartrage efficace (jetuellenousvouselle)et les filles toujours là :o)

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  6. J'aime ce texte, tout comme votre premier : Dans le transilien. Deux épisodes, deux petits chapitres de l'histoire de ce lycéen qui me touchent beaucoup, tout comme sa manière d'approcher les filles, les femmes et ce qui l'émeut lui, comme la troisième phalange de l'auriculaire. Bravo.
    Patrick.

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