Le
ver dans le fruit
De
son lit Monsieur Bourgeois observait le plafond et vit que c'était
là puis il regarda le mur d'en face et vit que c'était encore là
alors il regarda du côté où dort madame Bourgeois mais c'était
toujours là contrairement à madame qui n'y était pas; c'était
comme un papillon facétieux ou plutôt comme une poussière dans son
oeil gauche.
“Pourquoi
mon oeil gauche ?” s'offusqua t-il. Ici rien n'avait jamais été
de gauche dans leur cossu appartement de l'avenue Montaigne, le
dernier endroit où il pouvait y avoir une once de poussière puisque
de son plumeau Fanny la traquait de mâtines jusqu'à vêpres et
parce que le prix outrancier des loyers s'était depuis longtemps
chargé de chasser la dernière escarbille.
Chez
les Bourgeois ça sentait le propre, le respectable même s'il
fallait qu'une soubrette s'affaire dans la maisonnée, question de
standing.
Alors
Monsieur Bourgeois sortit du lit sans l'aide de madame qui avait
visiblement déserté; il frotta son oeil en pensant bêtement que
l'infâme poussière disparaîtrait ... mais non elle s'accrochait,
insolente comme un camouflet.
Il
se retint d'appeler Fanny pour qu'elle y jette un coup oeil; à cette
heure elle devait ramper à quatre pattes comme chaque matin, à la
recherche d'un improbable mouton sous le lit de la chambre d'amis.
A
la salle de bains, point de madame Bourgeois pourtant principale
occupante des lieux; Monsieur Bourgeois s'empêtra dans un déshabillé
abandonné sur le carrelage puis à l'aveuglette il s'empara du
miroir grossissant pour y scruter son visage, cherchant le fâcheux...
et il le vit!
Débusquée,
la chose s'était mise à bouger au point qu'il aurait pu en compter
les pattes s'il n'avait été pris d'un terrible tremblement.
L'occupant
marchait sur lui, violait son intimité, le piétinait impunément
sans qu'il puisse rien faire. Le ver se tortillait comme s'il
cherchait à se cacher et Monsieur Bourgeois en perdit le miroir qui
se brisa sur le sol.
Alertée
par le bruit Fanny était accourue, échevelée et armée de son
fidèle plumeau mais la triste nudité de Monsieur la stoppa dans son
élan; elle détourna le regard avec un petit cri faussement
effarouché.
“Ne
restez pas plantée là” tonna Monsieur Bourgeois “dites-moi
plutôt ce que vous voyez!”
Les
yeux ronds et la bouche pincée, Fanny se rapprocha: “Qu'y
aurait-il à voir, Monsieur?”
“Une
poussière dans mon oeil gauche, évidemment” aboya t-il en
écartant fébrilement les paupières avec ses doigts.
Nez
contre nez, Fanny hésita à lui offrir ses lèvres; il était
d'usage qu'une soubrette offre ses lèvres au maître de céans,
question de standing.
C'est
ainsi que les découvrit madame Bourgeois, toute aussi échevelée et
sortie d'on ne sait où.
“Je
cherchais une poussière” expliqua Fanny en rosissant, le rouge
étant réservé à des situations plus scabreuses.
“Avec
ton plumeau ?” rugit madame, courroucée après quoi haussant les
épaules elle partit ruminer sa rancoeur en cuisine.
Le
primo-diagnostic du professeur britannique Chitharamdam contacté au
téléphone tomba: à vue d'oeil – c'est à dire compte-tenu de la
qualité de la communication – il s'agissait d'une larve de Fannia
canicularis, une larve de mouche exotique pondue céans.
Selon
l'éminent ophtalmologiste, le danger était que le ver ne pénètre
plus avant, probablement jusqu'au cerveau et que madame Bourgeois ne
fasse une bien trop jeune veuve.
Monsieur
Bourgeois s'évanouit à plusieurs reprises, ponctuant ses réveils
de grands cris et protestations à l'encontre de la gent diptère,
brachycère et autres Musca domestica!
S'ensuivit
une diatribe sur la sécurité de l'arrondissement, sur le laxisme
des services d'hygiène et ces rumeurs d'immigrations qui
enflaient...
“Il
faudra opérer sans tarder” trancha le spécialiste sur un ton
grave à la hauteur de sa notoriété avant de raccrocher le
bigophone pour affaire plus urgente.
Monsieur
Bourgeois se voyait borgne si l'on peut s'autoriser cette tournure
morbide.
C'était
sans compter sur Fanny à qui une grand-tante mi-rebouteuse
mi-sorcière mi-grand-tante avait légué quelques secrets et la
soubrette déclara qu'elle se faisait fort d'extirper l'asticot
séance tenante, sans diplômes ni salamalecs et sans douleur.
Il
est curieux de constater que dans la détresse et l'adversité, une
préposée aux poussières qu'elle soit de gauche ou de droite peut
prendre une grande importance aux yeux de ses maîtres.
On
se pressa en cuisine où des aromates furent étalés sur la table
ainsi que Monsieur.
Ayant
appliqué une feuille de basilic sur le globe oculaire gauche de
l'agonisant, Fanny constata que la bestiole avait sorti la tête en
vue d'une migration stratégique.
Frotter
entre elles des feuilles de basilic jusqu'à en dégager une
puissante odeur suffit alors à incommoder l'intrus qui rendit grâce
sous le regard rasséréné des Bourgeois.
Bien
vite Monsieur Bourgeois – libéré de cette peccadille – retrouva
sa superbe et son regard hautain :”Retournez à vos tâches,
Fanny... Voici neuf heures et cette mésaventure m'a ouvert
l'appétit”.
L'oeil
encore larmoyant il ne vit pas le ver sournois qui s'installait dans
le fruit , il ne vit pas madame s'engouffrer dans la chambre d'amis
dans le sillage enivrant du basilic et de son amante emplumée...
Où lire Vegas sur sarthe
Excellemment inspiré dans ce style qui est le tien, bravo, du grand art, j'aime.
RépondreSupprimerExcellente déclinaison du triangle amoureux ! C'est tendrement isocèle et délicieusement perpendiculaire !
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
Régalatoire ! Un petit ver de trop, quoi
RépondreSupprimerJ'ai parfois eu un verre dans le nez mais dans l'œil jamais ! ];-D
RépondreSupprimerJe me suis pourtant inspiré d'un vrai fait divers!
SupprimerQuelle famille !... Cela me fait penser à une chanson de Jacques Brel. :)
RépondreSupprimerune idée excellente pour la base d'un bon vieux vaudeville :)
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