Nous
deux
J’arrivai en avance à la gare et m’assis sur ma valise. Je sortis Nous deux de ma poche et me plongeai dans le roman-photo, dont le titre était : « À cœur ouvert », et qui racontait l’histoire de deux amants. Lui, Bernard, chirurgien de renom, spécialiste des transplantations, grand, les cheveux bruns, les yeux bleus avec une Maserati blanche. Elle, Isabelle, anesthésiste recherchée, titulaire d’une chaire de lutte contre la douleur, blonde avec de grands yeux verts, belle, élancée, un maquillage discret rehaussant son éclat, très élégante avec ses talons aguille rouges. Sur les premières vignettes, on les voit dans un parc arboré. Bernard est occupé au verger à greffer une branche de cerisier sur une souche de merisier. Lui, pourtant si précis dans ses gestes à la clinique, donne de grands coups rageurs de sécateur. Plus loin, Isabelle, si efficace à soulager les patients en salle de réveil, pleure dans ses mains, prostrée sur un banc de pierre de la roseraie, en proie à une vive souffrance morphino-résistante. Soudain, tous deux se lèvent et marchent résolument l’un vers l’autre. Quand ils se rejoignent, une dispute éclate, si violente que les pigeons qui voletaient sous la verrière s’abattirent sur le ciment en caracoulant d’effroi, et que tous les voyageurs présents sur les quais tournèrent leurs regards vers moi.
Gêné, j’interrompis ma lecture, attendant qu’ils se détournent. Des hommes et des femmes en blouse balayaient la poussière pour la disperser. On voyait des enfants extirper des poubelles, sous l’œil approbateur des adultes, les papiers des bonbons qu’ils suçaient. Quelques fumeurs ramassaient des mégots et, bien que ce fût interdit dans l’enceinte de la gare, en tiraient des bouffées avant de les allumer machinalement pour les remettre dans leur paquet. D’autres garnissaient les présentoirs du point de presse des journaux et des magazines qu’ils portaient sous le bras. Je sortis un sandwich au jambon de mon estomac. Au fur et à mesure que je le mâchais, il s’étira jusqu’à atteindre la taille d’une demi-baguette, avant de s’émietter, se réduire en farine, et se métamorphoser en un champ de blé piqueté de coquelicots et de bleuets sur une vieille affiche des chemins de fer. La feuille de salade profita des courants d’air du hall pour prendre son envol vers sa serre natale, et un cochon rose, échappant en couinant au couteau du boucher, s’enfuit de la gare pour aller retrouver ses frères et sœurs dans la porcherie. Je repris ma lecture.
Bernard et Isabelle, dont on n’aperçoit que les yeux bleus et verts comme d’un couple vairon, se tiennent au bloc de part et d’autre de la table d’opération. L’intervention a duré cinq heures. Bernard dit, en plissant les yeux : « Le voilà sauvé. » Isabelle acquiesce par un clignement des paupières. Leurs visages se rapprochent lentement au-dessus du champ opératoire sanguinolent et leurs lèvres se joignent. C’est leur tout premier baiser, mais lorsqu’ils réalisent qu’ils portent encore leurs masques de chirurgien, et peut-être aussi parce qu’à cet instant retombe toute la tension de cette opération de la dernière chance, ils sont pris d’un fou rire qui scelle leur amour, ou d’un rire qui scelle leur amour fou, ils ne savent plus bien dans ce tourbillon qui les emporte. Les internes, les assistants, les panseurs, l’équipe infirmière applaudissent, émus par le succès de l’intervention et par cet amour naissant. Des contrôleurs qui rejoignaient leur bord s’enquirent de ce qui se passait, et, mis au courant, adressèrent à Isabelle et Bernard de vives félicitations et tous leurs vœux de bonheur. J’écrasai une larme furtive, et, l’heure ayant tourné bien plus vite à l’envers qu’elle ne tourne à l’endroit, je courus sur le quai pour attraper mon train, qui s’ébranla aussitôt.
Le wagon cahotait à petite vitesse, comme s’il avait descendu précautionneusement un escalier de verre. « Quelque chose ne tourne pas rond », dis-je à mon voisin au bout d’un moment. « Ça tourne même carrément carré, me répondit-il, le conducteur a dû se tromper. Nous partons à reculons. » Je regardai par la fenêtre et vis que le train, qui en avait fini avec les marches délicates du perron, au lieu de s’encanailler dans les aiguillages désordonnés de la banlieue, traversait la place de la gare, écartant les badauds qui s’amusaient au spectacle changeant de la rue ou faisaient cercle autour des avaleurs de feu et des cracheurs de sabres, ceux-ci leur jetant des pièces qu’ils tiraient de chapeaux posés sur le pavé. Nous nous engageâmes dans la grande artère commerçante qui fait face à la gare. Des chalands vidaient leurs paniers sur les étals des marchands, des intellectuels portaient aux libraires des livres dont les pages n’étaient pas coupées. Devant un magasin de chaussures, je vis sortir des clients en chaussettes pour aller prendre l’autobus, et d’un magasin de robes de mariées jaillit une fiancée complètement nue et radieuse, ce qui me fit souvenir d’Isabelle et Bernard, que j’avais, par distraction, délaissés.
On est dans le bureau du médecin-chef, à qui revient également la charge de coordonner les urgences. Il a convoqué Bernard, le brillant cardiologue, et Isabelle, l’anesthésiste prodige, qu’il a fallu réveiller. Ces deux-là, il le sait, se détestent. Isabelle pense que Bernard, malgré ses diplômes prestigieux en cardiologie, a un cœur d’artichaut. Bernard trouve que toutes ses années de formation ont rendu Isabelle soporifique. Mais le grand ponte n’a pas le choix. « Nous n’avons pas le choix, dit-il. On vient d’admettre un jeune homme dont le cœur a lâché. Vous êtes les seuls à pouvoir le sauver. Je vous demande de faire équipe. Exceptionnellement de coopérer. » Les deux praticiens échangent un regard mauvais. Mais leur sens du devoir l’emporte. Bernard soupire : « J’ai fait le serment d’Hippocrate… » « Le serment d’hypocrite », murmure Isabelle entre ses dents, qu’elle a parfaitement blanches. Ils quittent le bureau du patron et, pour se procurer les antiseptiques, analgésiques et philtres magiques nécessaires à la délicate opération à cœur ouvert, se dirigent sans une parole vers la pharmacie. Justement, le train, se faufilant habilement dans le trafic automobile, faisait halte devant une officine, avec un soupir d’antique locomotive à vapeur.
Levant le nez de Nous deux , j’aperçus la croix verte de la pharmacie. Je remarquai un jeune homme qui courait à perdre haleine sur le trottoir, le teint pâle, portant les mains à sa poitrine. Me penchant à la fenêtre, je le vis grimper sur le marchepied, mais, déjà, il ouvrait la porte du compartiment et s’affalait en face de moi dans le miroir. A cet instant, le train redémarra doucement. Les passagers poussèrent des vivats et des cris de joie, car il avait enfin repris le sens de la marche. « Ça va mieux, dit le jeune homme en me souriant. Beaucoup mieux. ». Les couleurs revenaient à ses joues. Le train accéléra rapidement tandis que la campagne et les bois s’approchaient des vitres à grande allure, et nous partîmes en voyage.
c'est une aventure incroyable ou tout se mêle et s'emmêle ... belle idée !
RépondreSupprimeret sinon, tu lis toujours "nous deux" ? :o)
Bien sûr. Je suis abonné à Nous Deux depuis 1929, l'année ou Giono a publié Colline chez Grasset. Ou était-ce dans la collection Arlequin ?
SupprimerQuelques éclats de lune se seraient posés sur ton histoire que je n'en serais pas passablement étonnée...
RépondreSupprimerCette circonvolution du temps qui se tortille comme un rouleau de guimauve de fête foraine a tout pour me plaire. ;-)
¸¸.•*¨*• ☆
Merci pour ta bienveillance, Célestine.
SupprimerDes éclats de lune : sans nul doute. Ébloui, sous tes ombelles.
Cette image en surimpression du temps, tortillard de guimauve, est un beau sentier, une ligne secondaire, entre les rails de laquelle poussent la mauve blanche, des carottes sauvages et du chardon, et qui mène encore ailleurs, dans d'autres contrées de l'esprit
Combien de gens - inconscients du danger - mettent les piles à l'envers ?
RépondreSupprimerMerci pour ce périple décoiffant, Bricabrac !
Oui, mais est-un danger ? Je me pose des questions métaphysiques. Peut-on rembobiner le film ? Peut-on recommencer les histoires ? Par exemple, empêcher qu'Isabelle, anesthésiste délaissée, casse un talon a?guille sur le gravier des allées de la roseraie ? Raccommoder son coeur brisé, faire qu'elle ne pleure pas ? Je devrais écrire des essais philosophiques, non, plutôt que des historiettes. Non ? ah bon
SupprimerNon, des historiettes ! des historiettes ! wé wé wé !
Supprimer¸¸.•*¨*• ☆
La lecture de "Nous Deux" entraîne dans des rêves insensés. Et dire que je pensais que c'était de la lecture à l'eau de rose ! Je vais revoir mon jugement sans doute trop hâtif.
RépondreSupprimerVivre entraîne dans des rêves insensés. Je me grise à l'eau de rose. Je pleure dans le noir au cinéma
Supprimer;-)
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