La surprise du temps
Elle était jeune femme belle, brune et longue. Elle
confiait ses rêves aux vents, aux étoiles, à l’infini et à quelques hommes de
passage. Elle se perdait dans un regard, s’embrasait pour une main posée, se
dissolvait pour une peau aux parfums d’épices et caressait parfois des envies
de départ.
Ce soir-là elle marchait dans une avenue bordée de palais
florentins, aux murs griffés par les âges et éclairés de cet ocre et de ce vert
usé que l’on ne trouve qu’aux fenêtres d’Italie. Cheminait à ses côtés un homme
à la silhouette élancée et à la démarche légère. Ils ne se parlaient pas. Elle
le regardait de côté ne sachant pas très bien s’il était blond ou brun, beau ou
laid. Il l’avait rejointe dans son errance et avait accordé son pas au sien.
Elle avait trouvé cela naturel, sans vraiment comprendre pourquoi elle avait
accepté sa présence. Peut-être le fin réseau aux coins de ses yeux, ou son
profil anguleux, ou cet ineffable sourire qu’elle devinait, ou tout à la fois.
Surtout, à chacun de ses regards, elle avait l’impression d‘imperceptibles
changements, d’une mèche de cheveux barrant son front qu’elle n’avait pas
remarquée d’abord, d’une fine cicatrice à son poignet dont elle aurait juré
qu’elle n’était pas là un instant auparavant.
C’est là. Il
avait parlé d’une voix feutrée, juste contre son oreille et elle n’avait pas
été surprise de le suivre sous une porte cochère, puis dans un large escalier
en pierre à la rampe douce sous la main. Ils avaient traversé des pièces
immenses où leurs pas résonnaient sur les dalles fraîches. Des tentures
surannées pendaient devant des baies vertigineuses qui filtraient le soleil,
faisant danser une poussière étrangement dorée. Elle sentait des présences
diffuses, éthérées, comme diluées dans l’atmosphère mais n’en éprouvait aucune
crainte.
Tout au bout d’un long couloir, une dernière porte s’ouvrit
sur une terrasse écrasée de lumière. Ils s’avancèrent jusqu’à un balustre épais
pour admirer une campagne soyeuse et ondoyante, hérissée du pinceau des cyprès
dont les cimes lascives dansaient doucement sous une brise tiède. Elle était
fascinée par cette houle semblant battre au rythme de son propre cœur, et c’est
alors que cela se produit.
Elle se sentit d’abord happée puis aspirée vers la lumière.
Des voix, des visages affluaient vers elle devenue souffle. Elle vit les
hommes, puis l’Homme, leur vie, les enfants, son départ définitif. Elle se vit
petite fille sautant à la corde dans la cour de l’école du village, puis sur
les genoux de sa mère adorée, puis le jour de son prix de piano aux côtés d’un
père tremblant de fierté. Tout se succédait sans ordre précis, mais les images,
les sons, les mots prononcés étaient d’une absolue netteté. Elle se vit fermer
les yeux de son amie Jeanne, courir avec Lui sous la pluie de New York,
caresser le chien Fred après une marche en montagne, admirer le coucher de
soleil sur la grande pyramide, oser frôler les lèvres de son premier amour …
Puis tout cessa brutalement …
Elle se trouvait à nouveau sur la terrasse, près de cet
homme qui la regardait avec un doux sourire.
- Que s’est-il passé ? Il l’emmena devant un miroir émaillé de taches bronzes et
elle découvrit une vieille femme alourdie, à la chevelure presque blanche, au
visage ridé et marqué. Elle poussa un cri qui s’étrangla dans sa gorge.
Ne vous inquiétez pas, venez avec moi
Elle le suivit à nouveau, perdue, les épaules voûtées, le
pas incertains. Ils reprirent le même chemin et, au fur et à mesure qu’ils
avançaient elle semblait s’alléger, se tendre. Son cœur battait plus fort, ses
muscles s’affermissaient. Ils furent bientôt dehors, devant la porte cochère.
- Où étions-nous ? Qui donc êtes-vous
? Vous n’avez pas changé, vous ?
Nous étions dans votre vie. Mon apparence est celle que l’on me donne.
Je ne change jamais parce que je suis le temps et que je n’existe pas. Les
horloges, les pendules, les montres ne sont que des inventions humaines pour
vous enfermer dans une logique et rythmer vos vies de leurs tic-tac. Il n’y a rien
entre les tics et les tacs
Puis il disparut, la laissant seule, jeune femme belle, brune
et longue.
Elle resta un instant devant la porte cochère. Elle ôta sa montre, la rangea dans son sac et reprit sa balade. Le film de sa vie avait duré moins d’une seconde. Juste entre le tic et le tac.
Elle resta un instant devant la porte cochère. Elle ôta sa montre, la rangea dans son sac et reprit sa balade. Le film de sa vie avait duré moins d’une seconde. Juste entre le tic et le tac.
vertigineux!
RépondreSupprimerc'est fluide lorsque tu personnifies le Temps ainsi, et que tu donnes vie à sa magie
RépondreSupprimerFabuleux ! J'ai beaucoup aimé cette évocation, l'ambiance italienne, on imagine la valse numéro 2 de Chostakovitch...
RépondreSupprimerJe me suis identifiée à ton personnage, brune...longue...
¸¸.•*¨*• ☆
Là là là... excellent !
RépondreSupprimerHeureux que tu fasses (2 fois) l'honneur de ton extraordinaire talent à ce thème, modestement proposé par moi-même.
Un recit fantastique,du grand art, passer du reel au reve ou à l'imaginaire...
RépondreSupprimerC'est drôlement bien ficelé. ...jusqu'à la fin...
Fin qui souligne un geste parfois' 'mythique''...enlever sa montre, la déposer dans son écrin et enfin, vivre à son propre rythme...
Ben, ton écriture est tellement visuelle : je dirais que ça vaut laaaargement un Oscar (Wilde, of course !)
RépondreSupprimer