samedi 13 février 2016

Pascal - Béatrice Bougredane

Des Bougredane ?... J’en connais plein !... Ça court les rues !... Dans cette histoire, c’en est une, à cause de son prénom, mais ce n’est pas l’apanage des filles. L’apprenti boutonneux, à moitié ensuqué par la fumée de son joint, celui qui a mal revissé le bouchon de vidange de ta bagnole : c’est un Bougredane ! Celui, pensif, à la terrasse d’un café, qui fait un trou dans ton blouson avec sa clope quand tu passes à côté : c’est un Bougredane ! Celui, désorienté, qui arpente de haut en bas un passage piéton, comme s’il ne reconnaissait plus son chemin : c’est un Bougredane !

Béatrice : c’était marqué sur sa plaque nominative. Elle n’avait pas inventé l’eau chaude, la préposée de la caisse du Leclerc ; à la grande distribution de l’intelligence, elle avait dû passer son tour ou il ne restait plus de place pour lui caser un minuscule brin de jugeote. C’était mes conclusions de spectateur devant son comportement de caissière.
Pendant que le client précédent pianotait son code sur le petit clavier, entre deux bâillements d’anthologie, elle semblait se rendormir du sommeil de sa nuit trop courte.

L’éclat des néons du magasin brillait sur ses dents comme si elle allait avaler la lumière ; c’était sa pause « ding » de tiroir-caisse. Son maquillage approximatif trahissait une toute relative féminité ; le contour de ses lèvres était grossièrement dessiné, le noir poussiéreux de ses yeux se mélangeait avec ses cernes et l’usage plâtreux de son fond de teint en faisait un masque de carnaval sans sourire. Si elle avait été une fleur, jamais je ne l’aurais cueillie. Tous ses gestes étaient brutaux, indélicats, rustiques. Ce qui était trop pesant, elle le faisait traîner jusqu’à son scanner, puis elle le poussait sans ménagement sur le tapis à rouleaux ; ce qui était trop léger, elle le balançait directement loin de sa banque…

J’avais acheté une bonne bouteille de pinard. Son prix ? Une vraie fortune ! Presque cent euros ! Et alors ? Même avec ma retraite de cigale, je pouvais encore me faire plaisir, entre la ponction des impôts, la succion des factures et l’obligation des étrennes ! Et puis, ma gosse venait avec son mari déjeuner à la maison pour ce premier janvier à midi ; à ma table, je me devais d’être irréprochable. Le reste du mois allait être forcément difficile ; je m’en foutais, je me chaufferais moins, je mangerais moins, j’éteindrais la télé plus tôt, mais l’honneur serait sauf. Je languissais déjà le moment, celui quand ma fille porterait  son verre à ses lèvres ; sa satisfaction sera toute ma disette et mes sourires entendus seront tous mes futurs frissons de privation…
J
e viens aux rayons des pinards comme on visite un parc d’attraction. Je n’y connais pas grand-chose en vins ; je ne sais que l’ivresse qu’ils procurent quand ils diluent les soucis, quand ils occupent l’Ennui et qu’ils propulsent la solitude dans l’infini millésimé des étoiles dissidentes… Comme beaucoup, je me fie aux prix et j’étalonne la qualité du vin selon son coût, en partant du principe que tout ce qui est bon est cher. Côtes du Rhône, Bordeaux, Bourgogne, blanc, rosé, rouge, je compare les belles étiquettes, j’estime les Châteaux ; sur leurs remparts, leurs degrés sont autant de créneaux et je m’invente en secret des caprices de monarque.

Celle-ci, cela faisait un moment que je la louchais. Depuis des semaines et des semaines, je passais devant en l’admirant ; j’en faisais le siège ! Je n’osais pas la toucher comme si sa poussière avait aussi de la valeur qu’on me réclamerait à la sortie !
Je l’ai prise ! Si vous saviez comme j’étais fier de l’avoir entre les mains ; j’en subodorais les parfums, ceux de la terre, des fruits rouges, des saveurs profondes du cépage ; je bronzais du soleil qui avait fait mûrir ses grappes ! Dans la travée des pinards, je flirtais avec ma bouteille, ivre d’une joie incommensurable…

Tout à coup, j’ai réalisé cette autoritaire manutention de docker ! J’ai voulu fuir, trouver une autre caissière mais le magasin était bondé pendant ces funestes heures de Fêtes de fin d’année ! On me bousculait ! On me pressait ! J’étais définitivement happé par le rouleau compresseur des avides consommateurs !

Sur le tapis roulant, j’ai placé délicatement ma bouteille de vin… Désespéré, je la regardais s’éloigner jusque dans les griffes de cette gorgone mal déguisée… Et voilà que cette pétasse, non, cette caissière désinvolte, puisque aujourd’hui, il faut ménager les susceptibilités de tout poil, s’arrange avec ma bouteille !... Sans façon, comme on le ferait avec une vulgaire gourde, elle s’en empare ! Et bing et bang ! Et flic et floc ! A la recherche du code barre, elle déglingue tous les arômes de ma bouteille ! Elle la cogne ! Elle la secoue ! Elle la retourne !...  Adieu, les parfums de fruits mûrs, les arômes ténus, les effluves capiteux, le tiède rayon de soleil, dixit l’étiquette de la bouteille !...  
« Hé là, mademoiselle Béatrice, un peu de douceur, s’il vous plaît ! Espèce de… de… fieffée… bougre d’âne !... »

Un instant, elle m’a regardé avec ses yeux de ruminant, mâchant nerveusement un vieux chlorophylle, a semblé barrir quelques renfrognés : « Qu’est-ce que tu m’emmerdes, toi et ta bouteille de gros rouge qui tache ?... Tu ne vois donc pas que tu déranges la queue avec tes simagrées d’œnologue à la mords-moi le cep ?... » Son rimmel s’était à peine craquelé… Pour bien affirmer son illettrisme de sommelière, elle a jeté ma bouteille sur les rouleaux du tapis jusqu’à ce qu’elle heurte violemment le bout du comptoir…

Ma fille n’est pas venue ; elle a prétexté un mal de tête ou je ne sais plus quoi d’hypocrite. M’en fous, ma bouteille, je la boirai tout seul et quand je lèverai mon verre, ce sera à la misère de tous les Bougredane du monde…

5 commentaires:

  1. Quelle tristesse qu'un nectar dépende d'une Bougredane désinvolte! Tout se perd mon pauvre ami...

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  2. Arpenteur d'étoiles13 février 2016 à 11:34

    des portraits réalistes des Bougredane et un autre véridique et fréquent d'une belle "hôtesse de caisse" telle qu'on en rencontre quelquefois, maladroite, sans aucun regard pour le client, sans attention et sans soin pour certains achats précieux qui se retrouve sur le tapis roulant. Joli et jolie (ou presque) !!

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  3. Bien frappée, cette triste anecdote ! Et pourtant....pourtant, elle a un arrière goût de réel. ....Peut-être qu'un sourire aurait transformé la caissière mégère en gente demoiselle ....

    Bon, je l'avoue, ce recit est bien ficelé. ...même si il se termine en vin triste !

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    1. Les contes de faits, je n'y crois guère... :)

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  4. Je reprendrais bien une petite bouteille de ce texte riche en " arômes " !

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