mercredi 17 février 2016

Nadag - Entre le tic et le tac

Lydia est dans son fauteuil, toute belle dans un chemisier clair.
-          Ah Cécile, ma petite-fille, et toi mon petit Arthur, comme c’est gentil d’être venus me voir !
 -         C’est normal Mémé, bon anniversaire ! On n’a pas tous les jours 92 ans !
 -         Quatre-vingt-douze ans, oui, je n’en reviens pas ! Je me maintiens mais je suis bien fatiguée quand même. Quelquefois je suis comme cette horloge, là, celle qui nous vient de mon pépé de Besançon. Tic, tac, un coup après l’autre, elle va encore son petit train mais on se demande si un jour elle ne va pas tout simplement s’arrêter de battre. Par moments je me sens bien vieille, oui. Mais parlons plutôt de toi, mon petit Arthur, je ne te vois pas très souvent : où en es-tu de tes études ?
-          Eh bien Mémé je suis en terminale ES, je vais passer mon bac cette année.
-          Bravo ! Et qu’est-ce que c’est, ES, comme section ?
-          Economique et Social. On a des cours d’économie mais aussi de sciences politiques, de l’histoire, des langues…
-          Très bien ! Et ça te plait?
-          Oui, c’est très intéressant. J’apprends énormément de choses sur la façon dont fonctionne le monde…
-          Ah tant mieux, parce que moi j’ai souvent l’impression que je ne comprends plus rien à ce monde. Et notre petit Hubert, comment va-t-il ?
-          Tu sais Mémé, le petit Hubert  a vingt-neuf ans maintenant ! Toujours à Londres, toujours dans la finance et ma foi ça va très bien pour lui. Il gagne beaucoup d’argent. Quand il rentre à Paris, que ce soit en avion ou en Eurostar, il voyage toujours en première, et il nous a invités à venir le voir à Londres, on n’a pas encore pu y aller mais on a vu des photos, il a un appartement dans un immeuble tout moderne avec vue sur la Tamise, incroyable !

-          Et alors est-ce qu’il va bientôt nous présenter une fiancée ? Il aurait l’âge, quand même !
-          Oh il n’en est pas question pour l’instant. Il dit qu’il n’aurait pas le temps de s’occuper d’une femme, qu’il travaille trop. Tu sais, trader, c’est un métier de fou !
-          Trader, ça veut dire quoi au juste ?
-          Ça veut dire qu’il fait des transactions en bourse. Il achète des actions, ou il en vend, ça dépend, il faut qu’il anticipe la tendance des marchés et qu’il soit très réactif parce que ça va très vite. Dans ce métier il faut aussi avoir les nerfs solides parce qu’on brasse des millions d’euros !
-          Eh bien !
-          En plus, ça va de plus en plus vite. La dernière fois qu’Hubert est venu, il nous a expliqué ce qu’on appelle les THF, transactions à haute fréquence : déjà, avant les années 2010, on pouvait exécuter une opération sur les marchés en 20 millisecondes,  maintenant ça prend 113 microsecondes ! Tu te rends compte, entre le tic et le tac de ton horloge, on peut opérer des milliers, des millions de transactions ! Tic, tu achètes des actions, tac tu les as déjà revendues !
-          C’est incroyable… mais quel est l’intérêt ?

-          L’intérêt, Mémé, c’est que s’il se débrouille bien, il peut faire gagner beaucoup d’argent à sa boite. Et comme il est intéressé aux résultats, il peut se faire un énorme bonus en fin d’année. Et quand je dis énorme…
-          Eh oui, rajoute Arthur, c’est la magie de la finance : Tic tu achètes des actions, tac tu les revends, l’entreprise a délocalisé, fermé des usines, licencié 2000 personnes mais toi tu n’as vu que la marge dégagée. Tic tu achètes du riz, tac tu l’as déjà revendu plusieurs fois, le prix a doublé et le paysan thaïlandais n’a plus de quoi acheter ses semences pour l’année prochaine, mais tu n’as toujours pas le temps de le voir. Tic, la finance détruit le monde, tac ton bonus augmente alors tu t’en fous ! 
-          Arthur enfin, arrête ! Ton frère n’est pas un escroc quand même !
-          Ah oui, et comment ça s’appelle quand on participe à un mécanisme pourri qui spécule sur tout, sur les moyens de production, sur les ressources alimentaires de base, sur les emplois de pauvres gens et même sur la survie de la planète ? Si Hubert  n’est pas directement un escroc, il est au minium complice et receleur.
-          Enfin Arthur, c’est honteux de dire des choses comme ça. Tu insultes ton frère, ce n’est pas des choses à dire en famille, et en plus tu fatigues ton arrière-grand-mère…
-          Je ne pense pas du tout que ça la fatigue, n’est-ce-pas Mémé ?
-          Oh mon petit Arthur, ma fatigue vient de bien plus loin que ça.
-          Mémé, tu étais bien au syndicat quand tu travaillais à l’usine ? et Pépé aussi, il était délégué syndical, il me l’a raconté quand j’étais petit ! Tu les connais, les méfaits du grand patronat, eh bien maintenant c’est mille fois pire.
-          Ah ça, avec mon René, on en a fait, des réunions avec les copains du syndicat, et des manifs, et des défilés du 1er mai ! On avait de beaux salauds en face de nous, c’est sûr.

-          Eh bien Mémé, tu vois aujourd’hui il y aurait une solution toute simple pour empêcher ces profiteurs de se faire du fric sur notre dos. Il suffirait d’instaurer une taxe sur chaque transaction financière, un tout petit montant, 0,1%, mais qui s’appliquerait à chaque fois : tic tu achètes, tu payes 0,1% à l’état, tac tu vends, tu repayes 0,1% à l’état. Et ça, répété des millions de fois en une heure, tu imagines combien ça ferait rentrer d’argent dans les caisses ? Ah ça les calmerait ces salopards de la finance ! Ce n’est même pas une idée neuve, elle a été proposée pour la première fois en 1972 par le prix Nobel d’économie Daniel Tobin, ce n’était pas n’importe qui, quand même ! Eh bien depuis quarante ans on n’a toujours pas réussi à la mettre en place. C’est qu’ils sont forts, les maîtres de la finance, ils ont des appuis ! Mais le monde est en train de bouger, tu sais !
-          Ecoute Arthur, ça suffit maintenant, calme-toi. Laisse Mémé tranquille ! Bon, ma chère petite Mémé, on va te laisser, tu dois être fatiguée…
-          Fatiguée ? Oui c’est vrai, mais c’est la vieillerie. Mon René a milité toute sa vie, on y a cru, maintenant je ne sais plus. J’adorais quand il me racontait comment ce serait, quand on aurait gagné contre tous ces pourris. Il me faisait rêver, ses yeux brillaient, il était beau… Peut-être que tout ça n’a servi à rien, ou peut-être qu’il faut plusieurs générations pour y arriver, je ne sais pas…Toi Arthur, tu as le même sourire que mon René, tu as l’énergie de la jeunesse, alors si tu y crois, vas-y. Au revoir ma Cécile, et fais confiance à Arthur, c’est un bon garçon. Merci d’être venus, essayez de revenir dans pas trop longtemps, je ne sais pas combien de temps je serai encore là…

Les visiteurs sont sortis, Lydia reste dans son fauteuil. Dans un coin de la chambre l’horloge comtoise bat de son rythme tranquille. Tic, tac. Très vite Lydia s’assoupit. Cette visite l’a épuisée.

C’était en février 2012, elle s’est éteinte deux mois plus tard.

Arthur est devenu membre actif d’ATTAC. Il milite pour que les ressources de la taxe Tobin, quand elle existera, soient affectées au financement de l’aide au développement et de la lutte contre le réchauffement climatique. Est-ce qu’on y est presque ?

En janvier 2013, les ministres européens des Finances ont donné leur accord au lancement d'une taxe sur les transactions financières (TTF) à partir de 2014-2015. Les recettes escomptées variaient entre 10 et 30 milliards d'euros et leur usage était encore très discuté : financement du budget européen (Bruxelles), aide au développement (Paris), éducation (Vienne), trésor national (Berlin). Puis aux dernières nouvelles la commission européenne a annoncé une taxe sur les transactions financières dans l’Union Européenne (UE TTF) qui devait entrer en application au plus tard le 1er janvier 2016.

Le Parlement Européen en a approuvé le principe, il restait juste à fixer les détails de son application.

Nous sommes le 16 février 2016 et je n’ai trouvé dans la presse aucune annonce de la mise en œuvre effective de cette taxe...

Où lre Nadag

8 commentaires:

  1. Une tax entre tic et tac, ça me parait cohérent. Mais pour les détails, on risque d'attendre un sacré bout de temps

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  2. Arpenteur d'étoiles17 février 2016 à 20:18

    sacré dialogue, et sacrée idée, dis-donc !
    quant à la taxe Tobin, je crains que nous n'y soyons pas encore ...

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  3. c'est tellement juste que certains font valser les bourses mondiales entre le temps des tics et des tacs, alors que nous nous amusons à en faire de jolies phrases... à croire que nous n'avons pas les mêmes valeurs :(

    par contre avec ton texte, et le commentaire de Vegas, j'ai mieux compris pourquoi, dimanche soir, au démarrage de la publication de ce thème j'avais écrit "Entre le tic et le tax" :)))

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  4. Plaidoyer pour la planète; j'aime bien la réalité temporelle loin de tout romantisme mais d'une efficacité de métronome.

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  5. Il a bien tourné, Arthur...
    Mémée peut être fière.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  6. Voilà qui est envoyé, efficace et documenté - et qui nous initie au tic tac financier.

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  7. Un texte docu qui donne le tournis....
    N'empêche, c'est affolant ce monde de la finance...à laquelle se joint une notion de temps qui nous échappe totalement alors que les dégâts sont terribles...

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  8. ...pour sûr ! Vu qu'entre le tic et le tac on a déjà voulu nous refiler des tuc, autant pomper un brin leurs stock(option)s ! Et recapitaliser l'industrie réelle, celle des artisans de notre bien-être, par exemple.
    Très sensible à l'économie citoyenne, j'applaudis... à tout rompre !!

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