mardi 31 janvier 2017

Arpenteur d'Etoiles - La lune dans le caniveau


Timidités ...

- Pose ta main là, et puis tu mets l’autre dans la mienne. Voilà comme ça.
Un soir de mai soixante-dix. Le printemps resplendissant s’incline doucement vers l’été. Depuis la rentrée de septembre, nous partageons les bancs de nos classes avec les filles. Nous avons seize ans, des rêves plein la tête, des fous rires plein la gorge et les yeux grands ouverts. Je partage mon temps entre les cours, les terrains de foot ou de tennis, les copains et les livres. Intensément.

- C'est facile le rock : 1,2 - 1,2,3 - 1,2,3. Tu vois ...
Dans le collège immense, bourgeois et mariste où rôdaient encore quelques soutanes, la fusion avec le cours Fénelon fut un bouleversement total. Soixante huit avait soufflé le vent d’une folie joyeuse, et libéré la parole et les corps. Nous étions cheveux aux épaules, jeans, chemises blanches et foulards. Elles étaient robes à fleur et colliers indiens. Leurs parfums mêlés flottaient dans les grands couloirs. Leurs rires adolescents et stakhanovistes aussi.

Avec la bénédiction d’un père supérieur en blouson de cuir et moto japonaise, on a poussé les tables d’une des salles d’étude. Quelques profs amusés sont là aussi. On a dressé un buffet hésitant entre matinées enfantines et rallyes pseudo mondains d’une bourgeoisie de province. Les baies vitrées ouvrent sur le parc dont les grands marronniers filtrent l’or sanglant du soleil couchant. Un camarade passionné de musique et, par ailleurs, assez acnéique disparaît derrière les piles de trente-trois tours et deux platines Thorens. Ses objectifs : laisser le moins de temps possible entre les morceaux et séduire Agnès petite brune aux yeux clairs, au moment des slows.

-… Tu vois. Je te guide pour commencer …
Je suis tétanisé. Celle qui vient de parler c’est Marie-Joëlle. Un concentré de féminité dont la chevelure blonde est maintenue par un bandeau de soie noué derrière la nuque. « Là » où je dois poser la main c’est sa hanche gauche. Et l’autre « là » où elle met la sienne, c’est mon épaule droite. Sa taille est fine et souple. Ses yeux sont deux lacs de montagne dans lesquels je souhaite me dissoudre instantanément

A la demande générale sauf la mienne, le préposé musique lance « Rock around the clock ». Les minutes les plus longues de ma courte existence commencent. Figé, les mains moites, je tente de suivre ma cavalière légère comme une plume. Je lorgne vaguement ce que font les autres et essaye de les imiter. Elle rit de bon cœur. J’ai le rouge au front, aux joues, les oreilles en feu. Je suis sûr que tout le monde me regarde. Ma fée clochette m’enroule dans ses bracelets et ses arabesques. Elle a abandonné l’idée de m’apprendre les rudiments du rock et danse seule autour de moi qui ne bouge plus, piquet ridicule, esquissant par instant un pas ou deux qui aggravent encore mon cas. Le DJ se montre diabolique. Pas le moindre temps mort pour passer de Bill Haley à Jerry Lee Lewis. Autour c’est du délire. Les couples virevoltent marquant les pas sautés. Je me fais bousculer par l’ami Bruno, qui réussit des passes ahurissantes avec une Charlotte rayonnante. Je m’esquive et vais m’asseoir discrètement près d’une enceinte vibrante. Je hais la timidité crasse qui me poursuit depuis ma plus tendre enfance, même si j’ai commencé à prendre sur moi. Finirais-je comme clochard alcoolique avec la lune dans le caniveau ou président d’une société mondiale ?

La série de rocks s’achève sous les applaudissements pour les derniers encore en piste. Je suis le garçon le plus stupide du monde, le plus inutile, le plus ridicule, le plus bête. Tout le monde rejoint le buffet et les bouteilles de sodas et d’eau fraîche. Le champagne promis sera pour plus tard. Marie-Joëlle vient s’asseoir près de moi. J’ose à peine la regarder. Mon cœur ne tiendra sans doute plus bien longtemps au rythme imposé par son sourire, par ses seins qui soulèvent son chemisier entrouvert, par sa main qui vient de frôler la mienne, par les mèches blondes collées à ses tempes

- ben dis donc t’es pas bien souple. C’est pas grave, tu sais. C’est pas si facile au fond. Mais tu devrais prendre quelques cours quand même. Tiens la musique reprend. Allez, viens, celui-ci c’est pour toi.

Le soleil s’est couché derrière les grands arbres. Une lune d’or se lève à l’est entre les monts du Pilat. Quelques spots éclairent la salle. Je serre tant bien que mal un corps de liane. Mon émoi est visible, à tout point de vue, mais pour la première fois, je m’en fiche.

L’intro et la voix :
We skipped the light fandango
Turned cartwheels 'cross the floor           
I was feeling kind a seasick


Béatitude totale, il entame par Procol Harum avec "A whiter shade of pale".
Il faudra que je pense à embrasser le "DJ" … aussi …

Procol Harum
A whiter shade of Pale

24 commentaires:

  1. Toi Procol Harum, moi Camillo Felden "Warum", toi le Pilat, moi les bords de la Siagne à Mandelieu, l'été, la mer, les jolies fiancées enjuponnées et ma Vespa ! Une jolie bouffée de souvenirs... Merci.
    (on ne leur dira pas si on a conclu ou pas)

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    1. Arpenteur d'étoiles2 février 2017 à 11:55

      "sag Warum" c'est un joli souvenir aussi :o)
      conclu, ou pas alors ?

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  2. « The » slow de tous les temps...
    En point d'orgue d'une histoire géniale.
    merci Arpenteur, j'avais des fourmis dans les jambes à te lire.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Arpenteur d'étoiles2 février 2017 à 11:56

      j'ai pris pas mal de cours de rock un peu plus tard ... si tu veux danser, pas de problème :o)

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  3. Parfum d'une époque inoubliable entre "Rock around the moon" et slow ravageur! Merci de nous l'avoir rappelé l'Arpi

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    1. Arpenteur d'étoiles2 février 2017 à 11:57

      c'était bien cette époque là ... nous étions jeunes en tout cas :o)

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  4. LE slow!!! On lui en doit des souvenirs...

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    1. Arpenteur d'étoiles2 février 2017 à 12:00

      des souvenirs tendres ... et parfois érotiques aussi :o)

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  5. Alors là je dis bravo pour les souvenirs... La boum chez les curés cela devait valoir son pesant de cacahuètes. Est-ce à cette occasion que la 2CV du Supérieur conduite par quelques ados a fait le tout de Saint Cham...
    Des lacs de montagne ! dame ça je l'avais pas encore entendu... Très poète l'Arpenteur !
    avec le sourire

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  6. Arpenteur d'étoiles2 février 2017 à 10:43

    Si, si, le tour de Saint Cham' via la 2CV du supérieur (le père Jacolin):)

    ... mais un jour, la 2CV d'un prof de math (celle du père Bourtot) avait été démontée et remontée dans la piscine en hiver (l'eau était vidée forcément dès l'automne ...) c'était les terminales qui avaient fait ce gag là ...

    Et aussi, une autre fois, ils avaient peint en rouge la statue de Jeanne d'Arc qui est dans la cour d'entrée du collège :o)))

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  7. Souvenirs...souvenirs ! Je me souviens aussi de ma gaucherie sur la piste de danse pour le premier rock ou le premier twist. C'était juste avant mai 68 et - eh oui, nous étions moins délurés - :-) donc, conclure...
    Très bien raconté l'Arpenteur. Je me suis immédiatement - presque - reconnue dans ton récit !

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  8. stouf zyva pour les keupons
    Moi ce fut chez les Jésuites en ce temps là, en même temps que ce ratio studiorum t'étais obligé de devenir anar ou facho ou de toute façon con, j'ai choisi les keupons kons (à 15 piges t'as pas le choix...faut choisir ;o)). Dans les boums et les bals bourgeois (le plus souvent chez la maison d'une nana ou d'un gars de la bande) on s'ramenaient toute la bande et on pogotaient comme des oufs, on s'assayait sur les plateaux de petits fours et on engloutissait les verres de champagne sous les yeux outrés des parents. J'me souviens bien de Killer, notre roten idole, qui pouvait point piffrer le protocole d'harum (parceque son père s'appellait Haroun). Il cherchait tout de suite le tourne disque et dans la pile de 33 tours il trouvait tout de suite la tronche des 6 hippys à la con et pétait le machin. Un vrai magnaque ! ;o)

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    1. Arpenteur d'étoiles3 février 2017 à 00:28

      à mon avis ce sont les Punks :o)

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    2. stouf à ben voila
      Du coup j'ai l'air étrange dans votre monde non ? Célestine... j'ai perdu un point ou deux ? 8o))

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    3. Cher Stouf, Il faut de tout pour faire un monde, disait ma grand mère. Et je ne distribue pas les points, la vie n'est pas une compétition olympique pour moi.
      j'aime bien ton style, justement parce qu'il est unique.
      ¸¸.•*¨*• ☆

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  9. La nostalgie n'est plus...

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  10. "A whiter shade of pale", le titre sur lequel Paul McCartney fit la connaissance (approfondie) de Linda Eastman, photographe talentueuse et femme de caractère, dans une alcôve du Bag 'O' Nails, à Londres, à l'hiver 1966 (sortie anglaise du fameux slow).

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  11. dire que j'étais si petite en ce temps là, et que j'admirais tant mon grand cousin que je n'aurai jamais crû qu'il puisse être empoté :)

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  12. Arpenteur d'étoiles5 février 2017 à 19:23

    en vrai j'étais très, très timide ... et puis avec les filles ... :o)

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  13. Je vois que les Impromptus rassemblent une grande famille :-) :-)

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