L’examen
A trente-deux ans, les vicissitudes de ma vie professionnelle m’avaient ramené sur le banc des écoliers. Après dix-huit heures trente, nous, « les grands », on investissait les couloirs du lycée. Les cours du soir, c’était ces fameux cours où nous nous retrouvions une soixantaine, dans une petite classe, à écouter religieusement l’homélie du professeur.
En début de saison, je me souviens de l’enseignant impressionné par des bonhommes bien plus grands que lui, par leurs barbes fournies et par leurs voix rocailleuses d’adultes.
Il y avait des femmes aussi. Le foulard sur les cheveux, comme à l’église, le cahier dans le cabas, devenu cartable, et la mine fatiguée, elles suivaient les cours avec une grande opiniâtreté, un grand courage. Tous, on allait chercher des chaises dans d’autres salles, on se mettait à quatre par bureau, ou on restait debout au fond de la classe.
L’ambiance était studieuse ; on écoutait la bonne parole. Adultes consentants, on prenait des notes et des notes, on tirait des plans, on se prêtait nos gommes, nos règles, on arrachait quelques feuilles de notre cahier pour les distribuer et on prêtait des stylos à ceux qui n’avaient que les yeux pour apprendre. Pas une mouche ne volait, tant on prêtait l’oreille pour ne rien perdre de la Science que le prof nous distillait. Pas de récré, pas de chahut, nous étions là pour modifier le cours de notre destin, enrayer la cabale ; nous avions un besoin impérieux de Savoir. Et si, parfois, il giclait quelques rires, ils étaient graves, nerveux et fragiles, comme des soupapes de décompression d’adversité trop retenue…
Plus tard, dans la soirée, arrivaient les retardataires, tout contrits d’interrompre le cours, et leurs excuses étaient tellement valables que personne, pas même le professeur, ne s’indignait de leur dérangement. Il suffisait de regarder leurs yeux perdus dans la lumière, leurs mains sales ou leur tablier de ménagère, pour les absoudre…
Quand on est jeune et qu’on ne comprend pas, ce n’est pas grave mais quand on est homme, femme, qu’on a la charge de sa famille, des responsabilités, des soucis, des crédits, la transpiration qui perle insidieusement au front n’est pas sportive. On a la gorge sèche d’une salive absente et le furieux yoyo de la glotte n’est pas un jeu de préau ; on se sent petit dans ses vêtements ; il nous pousse des points d’interrogation sur la tête comme une tignasse d’inculture. On se dit que notre cerveau est plus épais qu’une chape de béton et que plus rien ne pourra jamais y pénétrer. On se dit, qu’en fin de compte, on n’est bon qu’à balayer les trottoirs, à pointer à l’ANPE, et à faire des gosses pour toucher les allocations.
Pourtant, maladroitement, du fond de la classe, on lève le doigt, on veut faire répéter au prof sa dernière phrase, son dernier chapitre, son dernier cours. Il va peut-être se moquer, se servir de nos lacunes et se lancer dans une autre de ses diatribes techniques pour nous couler tous, parce qu’il en a marre de voir nos têtes de ratés. Le silence qui pèse entre la fin de notre question et le début de sa réponse est tout le poids de l’Ignorance…
Le pire, le pire, c’est quand il faut rentrer à la maison et expliquer tout cela à sa femme ; lui rendre compte, sans jamais lui dire, qu’on n’est qu’un imbécile rempli d’ignorance mais, dans un élan de matamore, celui qui entretient l’illusion, on lui réclame sa soupe comme un dû au problème qu’on n’a pourtant pas été foutu de résoudre…
Les cours du soir, c’est comme une gare pour les attardés ; les billets sont les mêmes, les horaires sont de tout âge et les paysages du tableau noir sont des champs de Culture…
Au bout de trois mois, l’écrémage avait sévi ; les rangs resserrés, nous n’étions plus qu’une dizaine à affronter les plans de bataille des problèmes difficiles. Je m’accrochais, j’étais encore présent à l’appel. Je ne vous parle pas des nuits d’insomnie, ces nuits blanches à noircir des cahiers d’exercices, à potasser des livres épais comme la Bible, tous les week-ends que j’avais sacrifiés aux révisions, toutes ces sorties dominicales dont j’avais privé ma famille.
Les dubitatifs pariaient sur mes chances de réussite. Malgré ces jaloux, leurs chansons de sirène et ceux qui me serinaient à longueur de journée que je perdais mon temps, j’avais insisté, je m’étais obstiné, je croyais en moi, en mes capacités et à la chance de ceux qui façonnent leur destinée. Mille fois, j’ai voulu abandonner pour autant de bonnes raisons !
Même ma femme s’était retranchée dans le camp adverse ! Au plus vite, je devais cesser cette entreprise tellement prenante et au succès tellement aléatoire ! Mais tous les soirs, je repartais au combat ; inlassablement, je remettais mon ouvrage sur le métier…
C’est enfin le jour fatidique ; sans relâche, j’ai étudié pendant deux ans pour arriver, potentiellement prêt, jusqu’à cette date ; deux ans de travail, de sacrifice, d’atermoiement, de peine, de doute, pour avoir l’opportunité suprême d’être présent devant cet établi.
Je suis à l’ouvrage sur ma maquette ; c’est un entrelacs de fils, de relais, de bobines, que je dois raccorder jusqu’à son fonctionnement optimal. J’ai huit heures pour accomplir cette épreuve ; coefficient huit, autant dire que c’est le point d’orgue de l’examen. J’ai les plans devant les yeux ; circuits de commande, circuits de puissance, matériel d’automatisme, schémas techniques, rien ne manque. Tournevis, pinces, testeur, fer à souder, tout est à portée de ma main ; c’est à moi de jouer…
Les huit heures se sont écoulées si vite ; chacun à notre tour, nous allons présenter notre réalisation au correcteur sévère. Le gars, devant moi, tire la gueule, sa note est rédhibitoire ; il repiquera encore une année s’il ne laisse pas tout tomber. Est-ce que ce que j’ai appris pendant deux ans est suffisant pour être ici ? Est-ce que je suis à la hauteur de toutes les privations que j’ai subies et que j’ai fait subir, pendant ces deux années ?...
C’est mon tour, je tends ma platine à l’examinateur ; je tremble un peu, mes yeux brillent de fatigue nerveuse, c’est le vide sidéral dans tout l’espace de l’atelier. Implacablement, il la branche sur le secteur, pose son doigt sur le bouton de l’interrupteur et… l’actionne…
A trente-deux ans, les vicissitudes de ma vie professionnelle m’avaient ramené sur le banc des écoliers. Après dix-huit heures trente, nous, « les grands », on investissait les couloirs du lycée. Les cours du soir, c’était ces fameux cours où nous nous retrouvions une soixantaine, dans une petite classe, à écouter religieusement l’homélie du professeur.
En début de saison, je me souviens de l’enseignant impressionné par des bonhommes bien plus grands que lui, par leurs barbes fournies et par leurs voix rocailleuses d’adultes.
Il y avait des femmes aussi. Le foulard sur les cheveux, comme à l’église, le cahier dans le cabas, devenu cartable, et la mine fatiguée, elles suivaient les cours avec une grande opiniâtreté, un grand courage. Tous, on allait chercher des chaises dans d’autres salles, on se mettait à quatre par bureau, ou on restait debout au fond de la classe.
L’ambiance était studieuse ; on écoutait la bonne parole. Adultes consentants, on prenait des notes et des notes, on tirait des plans, on se prêtait nos gommes, nos règles, on arrachait quelques feuilles de notre cahier pour les distribuer et on prêtait des stylos à ceux qui n’avaient que les yeux pour apprendre. Pas une mouche ne volait, tant on prêtait l’oreille pour ne rien perdre de la Science que le prof nous distillait. Pas de récré, pas de chahut, nous étions là pour modifier le cours de notre destin, enrayer la cabale ; nous avions un besoin impérieux de Savoir. Et si, parfois, il giclait quelques rires, ils étaient graves, nerveux et fragiles, comme des soupapes de décompression d’adversité trop retenue…
Plus tard, dans la soirée, arrivaient les retardataires, tout contrits d’interrompre le cours, et leurs excuses étaient tellement valables que personne, pas même le professeur, ne s’indignait de leur dérangement. Il suffisait de regarder leurs yeux perdus dans la lumière, leurs mains sales ou leur tablier de ménagère, pour les absoudre…
Quand on est jeune et qu’on ne comprend pas, ce n’est pas grave mais quand on est homme, femme, qu’on a la charge de sa famille, des responsabilités, des soucis, des crédits, la transpiration qui perle insidieusement au front n’est pas sportive. On a la gorge sèche d’une salive absente et le furieux yoyo de la glotte n’est pas un jeu de préau ; on se sent petit dans ses vêtements ; il nous pousse des points d’interrogation sur la tête comme une tignasse d’inculture. On se dit que notre cerveau est plus épais qu’une chape de béton et que plus rien ne pourra jamais y pénétrer. On se dit, qu’en fin de compte, on n’est bon qu’à balayer les trottoirs, à pointer à l’ANPE, et à faire des gosses pour toucher les allocations.
Pourtant, maladroitement, du fond de la classe, on lève le doigt, on veut faire répéter au prof sa dernière phrase, son dernier chapitre, son dernier cours. Il va peut-être se moquer, se servir de nos lacunes et se lancer dans une autre de ses diatribes techniques pour nous couler tous, parce qu’il en a marre de voir nos têtes de ratés. Le silence qui pèse entre la fin de notre question et le début de sa réponse est tout le poids de l’Ignorance…
Le pire, le pire, c’est quand il faut rentrer à la maison et expliquer tout cela à sa femme ; lui rendre compte, sans jamais lui dire, qu’on n’est qu’un imbécile rempli d’ignorance mais, dans un élan de matamore, celui qui entretient l’illusion, on lui réclame sa soupe comme un dû au problème qu’on n’a pourtant pas été foutu de résoudre…
Les cours du soir, c’est comme une gare pour les attardés ; les billets sont les mêmes, les horaires sont de tout âge et les paysages du tableau noir sont des champs de Culture…
Au bout de trois mois, l’écrémage avait sévi ; les rangs resserrés, nous n’étions plus qu’une dizaine à affronter les plans de bataille des problèmes difficiles. Je m’accrochais, j’étais encore présent à l’appel. Je ne vous parle pas des nuits d’insomnie, ces nuits blanches à noircir des cahiers d’exercices, à potasser des livres épais comme la Bible, tous les week-ends que j’avais sacrifiés aux révisions, toutes ces sorties dominicales dont j’avais privé ma famille.
Les dubitatifs pariaient sur mes chances de réussite. Malgré ces jaloux, leurs chansons de sirène et ceux qui me serinaient à longueur de journée que je perdais mon temps, j’avais insisté, je m’étais obstiné, je croyais en moi, en mes capacités et à la chance de ceux qui façonnent leur destinée. Mille fois, j’ai voulu abandonner pour autant de bonnes raisons !
Même ma femme s’était retranchée dans le camp adverse ! Au plus vite, je devais cesser cette entreprise tellement prenante et au succès tellement aléatoire ! Mais tous les soirs, je repartais au combat ; inlassablement, je remettais mon ouvrage sur le métier…
C’est enfin le jour fatidique ; sans relâche, j’ai étudié pendant deux ans pour arriver, potentiellement prêt, jusqu’à cette date ; deux ans de travail, de sacrifice, d’atermoiement, de peine, de doute, pour avoir l’opportunité suprême d’être présent devant cet établi.
Je suis à l’ouvrage sur ma maquette ; c’est un entrelacs de fils, de relais, de bobines, que je dois raccorder jusqu’à son fonctionnement optimal. J’ai huit heures pour accomplir cette épreuve ; coefficient huit, autant dire que c’est le point d’orgue de l’examen. J’ai les plans devant les yeux ; circuits de commande, circuits de puissance, matériel d’automatisme, schémas techniques, rien ne manque. Tournevis, pinces, testeur, fer à souder, tout est à portée de ma main ; c’est à moi de jouer…
Les huit heures se sont écoulées si vite ; chacun à notre tour, nous allons présenter notre réalisation au correcteur sévère. Le gars, devant moi, tire la gueule, sa note est rédhibitoire ; il repiquera encore une année s’il ne laisse pas tout tomber. Est-ce que ce que j’ai appris pendant deux ans est suffisant pour être ici ? Est-ce que je suis à la hauteur de toutes les privations que j’ai subies et que j’ai fait subir, pendant ces deux années ?...
C’est mon tour, je tends ma platine à l’examinateur ; je tremble un peu, mes yeux brillent de fatigue nerveuse, c’est le vide sidéral dans tout l’espace de l’atelier. Implacablement, il la branche sur le secteur, pose son doigt sur le bouton de l’interrupteur et… l’actionne…
tu maintiens le suspense jusqu'au bout, avec même la pointe de frustration à la fin qui m'a fiat infiniment espérer que tout se passe bien pour ton personnage...
RépondreSupprimerc'est réussi !
Le recyclage des "grands" ne tient parfois qu'à un fil...
RépondreSupprimerEt la Lumière fut...
SupprimerÔ comme je te comprends ! Ayant moi même suivi des cours d'automatismes , dans le cadre de la formation continue, le plus jeune du cours était le Prof !
RépondreSupprimerComme c'est difficile à l'âge plus qu'adulte de relancer la machine à neurones ! Comme c'est difficile et USANT !
Les sacrifices n'ont pas été vains puisque l'étincelle a jailli.
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