Rouge sombre
Avant
la naissance de Gilles,
je ne me posais pas trop la question. Je vivais auprès d’une compagne aimante,
exerçais un métier passionnant; nous venions d’acheter une jolie maison à un
prix raisonnable (pour un crédit supportable), dotée d’un jardin et d’un
verger, située un peu à l’écart, à une extrémité peu passante d’un bourg cossu
et tranquille.
Je suis jardinier. La nature me parle, je lui réponds et me consacre à son
entretien. Je la bichonne. Elle me le rend bien. J’en récolte les fruits
saisonniers, les parfums, les couleurs et, quand je suis mal luné, fatigué,
nostalgique ou même triste, je viens y recharger mes batteries vitales,
rassembler mes pensées, recouvrer le désir d’être présent au monde. Depuis la
naissance de Gilles, c’est clair : je suis exclusivement amoureux d’elle… et non de ma compagne.
Devenue mère, elle n’est plus femme; s’y refuse, quoi. On prétend que c’est
plus fréquent qu’il ne semble. Je m’y suis résolu, peu ou prou. Ayant pris mon
élan durant sa grossesse, j’ai continué, après, d’attendre la manifestation de
son désir, non sans ramasser quelques gamelles à exprimer le mien.
Rendu naguère dans notre capitale
régionale, principalement pour affaires, mais aussi, parce qu’étant né citadin,
je n’ai jamais pu me départir totalement du plaisir de me mêler à
l’effervescence urbaine, avec ses opportunités de rencontres ou son offre d’un
possible anonymat; là, soudain, j’aperçus, au beau milieu du boulevard que je traversais, brillant comme un diamant,
un tube de rouge à lèvres, et de
marque ! Nulle femme parmi les rares passants à cette heure matinale,
j’empochai l’accessoire. Plus tard, je l’aurais oublié dans la poche de ma
veste si je ne l’avais senti contre ma cuisse en prenant place au volant de ma
camionnette. Je le pris, le reluquai, puis le dégoupillai, curieux d’en
découvrir la teinte : un rouge sombre, mais chaleureux qui eût
parfaitement convenu au regard vert pâle, perçant sous l’épaisse chevelure de
ma brune compagne.
Un songe m’apparut…
Sa douceur m’habita, tout du long, durant
le trajet de retour.
Le soir venu, avant de regagner ma chambre,
je passais par celle de mon fils et sa mère. Dans la petite salle d’eau
attenante, sur la tablette qui bordait le miroir, je déposai le fringant tube
de rouge à lèvres. C’était hier.
Ce matin, un silence inhabituel me tire du
sommeil. Je m’habille, me lève et parcours une maison vide. Seul sur la table
du petit-déjeuner, le rouge à lèvres…
Un coup d’œil dans le jardin; rien, comme
dans les armoires, le linge qui séchait
dehors a disparu.
Je ne rêve plus.
quelle triste histoire du jardinier délaissé :(
RépondreSupprimerj'ai cependant été charmée par cette prose simple, dont tu ne nous gratifies pas souvent :)
J'ai, en effet, eu envie de renouer avec mes premiers pas chez vous, mes Très Chères Scribouilles. Et ce fut, bien sûr, un doux-amer plaisir d'écrire ;)
SupprimerMerci, Miss Tiss ♥
Bien mené, bravo ☺
RépondreSupprimerJ'aime ta prose comme tes vers
RépondreSupprimerDoux amers
Et au mitan des mots, toujours, ta griffe inimitable.
¸¸.•*¨*• ☆
Touché !
SupprimerEt moi qui espérais que ce rouge à lèvres redonnerait un élan de passion à notre jardinier et sa compagne ...
RépondreSupprimerL'espoir fait vivre... ;)
SupprimerCette histoire me fait quelque part penser à la "Chevelure" de Maupassant. Dommage que la belle soit partie avec l'enfant ! c'est un peu dur ; Quelle belle écriture !
RépondreSupprimerMot passant : merci lilousoleil ♥
SupprimerVoilà où cela mène de dégoupiller - j'adore le terme pour un objet aussi in offensif quoique... - un tube de rouge à lèvres ! :-)
RépondreSupprimer...Comme une grenade, oui ;)
SupprimerEt à la fin, son "cœur fait boum !"
Superbement raconté...avec une fin à laquelle on ne s'attend pas ...
RépondreSupprimerJ'ai bien aimé !
Tu es toujours là où on ne t'attend pas, le Niak !
RépondreSupprimerUn grand bravo depuis le pays du sourire que je quitte demain pour retrouver ma plume rouillée
"Viens ! Viens ! c'est une prièèèèreu !" :D
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