Trois ou quatre gouttes …
Je ne vous raconterai pas
l’histoire du jardinier amoureux qui au milieu du boulevard s’accroupît pour
ramasser un tube de rouge à lèvres ; je ne vous la raconterai pas car elle
serait anachronique ; C’était bien
avant la naissance de Gilles oui !
Mon histoire en effet se déroule dans un village provençal, à la
fin du XIX siècle et comme chacun le sait les boulevards n’avaient pas eu droit
d’entrée dans les villages de Provence ; de plus, pas toutes les jeunes
filles possédaient un tube de rouge à lèvres.
…
Madame de Frayssinet aimait
infiniment se reposer après le déjeuner.
Elle prenait soin de faire
croiser les persiennes par sa femme de chambre et s’allongeait, toujours sur le
côté gauche, pour rêver d’un monde meilleur, un monde dans lequel l’ennui
serait banni et surtout dans lequel il se passerait enfin quelque chose
d’important.
Ce jour là, elle fit le tour du
personnel dans ses pensées et se dit qu’elle avait une chance extraordinaire
avec sa lingère, qui avait surement déjà ôté les draps de l’étendage alors que
l’orage menaçait à peine ; une chouette fille ; efficace.
…
Mon arrière grand-mère était
lingère au château des Frayssinet depuis huit mois.
Dans ce château il y avait
beaucoup de personnel et une grande et belle lignée de bons à rien.
Mon arrière grand-mère sentait
bon.
Mon arrière grand-mère aimait le
propre.
Mon arrière grand-mère était
travailleuse.
Mon arrière grand-mère était une sainte.
Madame de Frayssinet la voyait
ainsi.
Mais - Il y a toujours un mais dans les
histoires de saintes, peut-être parce
qu’on a toujours l’art d’interpréter des faits selon un prisme moderne - mais donc, mon arrière grand-mère ne savait
pas y faire malgré sa jeunesse, ses
talents, son honnêteté, et personne n’avait demandé de l’épouser ce qui à l’époque
était très croquignolet puisqu’elle
n’était plus toute jeune.
Certains l’appelaient Saint -Nitouche
ce qui ne le faisait ni rougir ni rire ; elle trouvait ça indélicat comme
tous les sobriquets qu’elle jugeait stupides et méchants.
Mon arrière grand-mère était une
sainte femme aimante et aimée qui détestait commérer.
Etre aimée n’est pas donné à tout
le monde entend-on souvent.
Mon arrière grand-mère pensait le
contraire car elle se savait aimée et cette simplicité était son essentiel.
Parfois elle croisait le regard
du jardinier ; à ce moment là son cœur battait toujours la chamade. Le
jardinier avait un sourire divin.
…
Le jour où Gilles naquit le ciel
était nuageux.
De gros nuages moutonneux et
splendides se déplaçaient lentement au dessus des cimes.
Le linge du château était étendu
sur de longs fils.
Les murs épais et clairs les
cachaient comme ils cachaient aussi, bien des dénis, les dénis que la vie
embellit à ce qu’on dit, lorsque, comme les galets qui ricochent, ils passent
de dénis à secrets, de secrets à surprises, de surprises à conseils, de
conseils à souvenirs…
Mon arrière grand-mère leva les
yeux et sentit les premières gouttes.
Elle pressa le pas pour aller
enlever les draps des cordes avant que la pluie inonde tout.
Elle trébucha sur une pierre et
tomba sur l’herbe en lâchant la corbeille vide.
Des contractions immenses se
firent alors sentir dans son bas ventre.
Une douleur aigue et puissante
qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant la fit tressaillir.
Mon arrière grand-mère se sentit
immensément seule.
Personne ne l’accompagnait pour
sa besogne.
Elle poussa un cri strident,
souleva ses jupons et priant, criant, elle sortit délicatement l’enfant qu’elle
n’attendait pas.
(Les détails qui suivent n’ont
pas lieu d’être écrits ; ce n’est pas que les mots me manquent ; ni
que je sois pudique pour raconter la formulation des dessous sans dessus
dessous de mon arrière grand-mère à cet instant, mais tout un chacun a déjà lu
ou entendu pareils témoignages.)
Parfois, souvent, avant et encore
maintenant, les femmes seules donnent la vie.
Elles la donnent par amour toujours,
toujours, quoi qu’on ait pu vous dire ou vous laisser croire.
Elles la donnent dans un cri
d’effroi car oui, elles ont peur et froid, et mal aussi ; elles tremblent, elles craignent …
Et alors qu’épuisée elles ne
croient plus à rien qu’à la douleur, l’élan de vie est là, une fois encore, une
fois de plus, une fois comme des milliers de fois …
Mon arrière grand-mère donna la vie à mon grand-père
Gilles près d’un étendage, une après-midi d’orage.
Mon arrière grand-mère devint en quelques instants fille-mère
comme on le disait naguère.
Elle se mit debout péniblement, épuisée
et surprise, souleva son torse, attrapa d’un coup un pan du drap blanc et
enveloppa Gilles dedans.
…
Le jardinier, timide et néanmoins
éperdument amoureux de mon arrière grand-mère, alerté par les cris de celle
qu’il voulait épouser sans jamais avoir
osé la demander en mariage, se précipita vers l’étendage et l’aida à regagner sa chambre avec le bébé qu’il posa
délicatement dans la corbeille.
Bien entendu il ramassa tout le
linge encore étendu et le mit à sécher au coin du feu comme si de rien n’était.
…
Lorsque Madame de Frayssinet se
réveilla de sa longue et fatigante sieste,
elle fut surprise en ouvrant les persiennes de constater que le linge qui
séchait dehors avait disparu.
…
Dans l’après midi elle fut encore
plus étonnée de constater que ni le jardinier ni la lingère étaient à leur
poste de travail.
…
Monsieur Carlos*, le chauffeur de
Madame, se fit lui cette remarque :
« Je les vis s’éloigner
bras dessus, bras dessous et disparaître dans la rue, et me dis qu’il se
trouvait peut-être au ciel un être de garde qui avait décidé d’accorder à ces
deux-là trois ou quatre gouttes de bonheur. »
*Carlos Ruiz Zafon
Une belle histoire... Merci M'Dame ! ];-D
RépondreSupprimerL'ombre du vent plane sur ta belle histoire, j'ai adoré ce livre merveilleux.
RépondreSupprimerLe jardinier et la lingère...très joli.
Merci Annick. Et j'aime ce que tu dis des femmes qui accouchent, c'est très émouvant.
Bisous
•*`*•.¸¸✿
c'est tellement émouvant, car tout simplement humain :)
RépondreSupprimeril y a des lieux ou des époques où on ne faisait pas de manière avec cet événement naturel, une femme dans mon village est rentrée un jour des champs avec son bébé dans la brouette
RépondreSupprimeremma
Très joli! Il pousse de jolis fruits dans les jardins... ;-)
RépondreSupprimerJ'ai été captivée par ton histoire très bien écrite Annick !
RépondreSupprimerTrès beau...et émouvant !
RépondreSupprimerUne lingère en-sainte, il fallait y penser ! ;-)
Oh la vilaine que je suis ! je ne vous avais pas remercié ... Gloups !
RépondreSupprimer