Baccaras.
Sept Mai 1968, le
soleil est déjà haut dans le ciel, Jean
comme chaque matin a préparé le déjeuner pour "sa" Catherine, café
noir, une grande tasse, deux toasts grillés, pas plus, et confiture d'oranges
amères...
Délicatement il pousse la porte de la chambre, celle de
Gilles leur fils, un grand garçon de 25 ans qui s'est marié l'an passé. Depuis la maladie de Catherine ils font chambre à part, elle dort
très mal et c'est elle qui a tenu à occuper la chambre de leur fils "afin
de ne pas te déranger mon chéri" a t-elle dit à son mari.
Jean a posé le plateau sur le bout du lit, puis a
délicatement ouvert la fenêtre ,et poussé les volets de bois, afin de laisser entrer le généreux soleil.
- Catherine, c'est le room service, café noir et toast
grillés.
Un faible gémissement, Catherine a ouvert les yeux, autrefois si bleus et si
pétillants, ils sont vides aujourd'hui, son corps autrefois magnifique est
décharné, il a de l'appétit ce putain de
crabe songe l'homme qui s'efforce de sourire.
Jean a aidé sa femme à s'asseoir, a bien calé les oreillers,
puis a allumé le petit transistor "Sanyo", il n'est question que de
facultés occupées, Jussieu, Nanterre...
Geismar, Marchais, Séguy, Krivine, et même un rouquin une
grande gueule, un certain Cohn-Bendit vocifèrent à qui mieux mieux.
La grève s'étend de jour en jour, telle une immense pieuvre,
Bien sûr Jean suit les évènements, il travaille dans une banque, celle qui n'a
d'agricole que le nom ! Et d'ici à ce qu'elle suive le mouvement il n'y a qu'un
pas !
Jean loue les services d'une voisine dévouée pour surveiller
sa femme durant la journée, et dès que Madame Louise arrive, il s'éclipse.
Les bus, le métro, les trains, les aéroports, tout se
bloque, la France est paralysée, Paris méconnaissable, au quartier latin se
sont des affrontements sans fin.
Puis un jour la banque se met en grève illimitée, Jean ne
part plus le matin bien sûr, ça n'est pas plus mal, pense t-il avec amertume,
ainsi je serai avec Catherine, quand viendra le moment.
Le moment est arrivé deux jours plus tard, Lorsque Madame
Louise est entrée dans la maison précédée de son jovial BON... JOUR lancé à la
cantonade, elle a trouvé un homme effondré au pied du lit, Catherine était
partie.
Le mari de Louise est ingénieur des ponts et chaussées, ils habitent un peu plus loin sur le
boulevard de la République, il est venu voir Jean, afin de lui apporter son
soutien.
- Je pense mon cher voisin que vous allez avoir les pires
difficultés à faire inhumer votre épouse, car je suis passé ce matin même
devant les pompes funèbres, et j'y ai vu un immense calicot : PFG en grêve.
- Vous savez Claude, je m'en doutais a murmuré Jean, aussi
ai-je pensé à une solution provisoire, je vais enterrer ma Cathy dans notre
jardin devant la maison, sous le parterre de roses Baccaras qu'elle
affectionnait tant, je ne vous demande pas de m'aider, je ne veux pas vous
compromettre, et lorsque tout rentrera dans l'ordre, je la ferai inhumer au
cimetière, je ne vous demande que votre discrétion.
- Cela va sans dire, ont déclaré d'un seul élan, ses
voisins.
Resté seul, Jean est perplexe, comment habiller
"sa" Catherine ? C'est alors qu'il aperçoit séchant sur les fils
d'étendage de Madame Pichon leur acariâtre voisine, une magnifique robe
d'organdi blanche, celle que portait sa fille pour son mariage quelques jours
auparavant. Catherine et Nathalie faisaient la même taille songe Jean...
Précautionneusement, Jean a déterré les jolis rosiers, puis
a creusé un trou profond, Cathy est superbe dans cette robe blanche, ses longs
cheveux noirs étalés autour de son visage en soulignent les traits si
fins, le tube de rouge à lèvres qu'il a
retrouvé dans le tiroir de la coiffeuse de sa femme, un rouge qu'il lui avait
offert juste avant la naissance de Gilles, et qu'elle conservait en souvenir.
Jean l' a maquillée, ce rouge cerise lui sied à merveille, teint de porcelaine,
cheveux de jais, ma petite Blanche Neige a t-il murmuré avant de replier le
drap brodé qui lui servira de linceul.
Ce matin Jean bine amoureusement ses rosiers, des Baccaras
souligne t-il avec une certaine fierté ! Il y a deux jours, il a reçu
confirmation que sa jolie maison de banlieue allait être rasée, au motif :
"installation d'un giratoire au carrefour du boulevard de la République,
et de l'avenue De Lattre de Tassigny".
Ah putain cette "giratomanie" des pouvoirs publics
Français, à chaque habitant "son rond point " ! Les responsables du projet
sont les instruits de la DDE, et le maître d'œuvre c'est Claude son voisin. Un
soir Jean a invité ses charmants voisins pour un apéro, il est dix neuf heures,
Louise et Claude sonnent, Jean leur ouvre la porte, sur la table basse, whisky,
du Lagavulin s'il vous plaît, du Martini, du jaune comme il se doit ,et même
une bouteille de "punt e mes" .
Les apéros ont été servis et Jean commence à bredouiller,
d'un geste de la main, Claude l'interrompt.
- Louise et moi nous "savons", ne vous en faites
pas, Catherine reposera en paix pour l'éternité sous ses baccaras.
Les années ont succédé aux années, le giratoire est toujours
là, avec en son centre un magnifique massif de roses, les habitants de la
charmante petite ville l'ont baptisé eux mêmes, et l'appellent "le rond
point Baccara".
Les roses de mai ont la couleur de l'amour éternel...
RépondreSupprimerC'est beau, et pour une fois pas trop horrible ^^
bravo Andiamounet
•*`*•.¸¸✿
Je ne suis pas toujours un homo sapiens horribilis, je serais plutôt un Cro Mignon ! ];-D
Supprimerétrange fable en plein mai 68, mais l'amour peut mener à tant de choses...
RépondreSupprimerTisseuse : Mais qui te dit que c'est une fable ?
SupprimerLa mari morose ose... et la belle repose sous les roses...
RépondreSupprimerEuh..."le" mari, bien sûr !
Supprimerla licorne : Dans ce rond point la belle ne tourne pas en rond. ];-D
SupprimerPas la gouaille habituelle que j'aime tant chez toi Andiamo dans ce texte mais une histoire très touchante.
RépondreSupprimerAh Mai 68 ! J'y étais... ;-)
Il y aura d'autres histoires, du moins je l'espère, mai 68 j'y étais aussi, Paris à vélo pas un chat ! Un bonheur, Un air de lacrymo flottait sur Saint Michel. ];-D
SupprimerTrès joli et touchant...
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