Je suis l'unique employé d'une petite oisellerie du quai de la Mégisserie. On vend du rouge-gorge familier, du rouge-queue, du bouvreuil pivoine, du rose-lin cramoisi, du colibri à gorge rubis, de l'ara rouge, du diamant à oreillons rouges, du bec de corail, du tangara écarlate, à une clientèle d'ornithologues, de collectionneurs, et de fins gourmets. On vend aussi sous le manteau du cardinal rouge à des ecclésiastiques.
On trouve en outre chez nous des coccinelles et des araignées rouges pour les insectivores, pour les granivores des baies de cranberry, de goji et de cotonéaster, ainsi que des groseilles séchées et des cerises qui conviennent mieux aux frugivores. Un rayon de poissons rouges élevés en vivier permet aux amateurs de nourrir leurs hérons pourprés.
Ce jour-là le patron et moi partons à pied déjeuner. Nous traversons le marché des Enfants Rouges, zigzaguant entre les quartiers de bœuf accrochés au-dessus des étals sanguinolents des bouchers, les cageots de fraises et de framboises des maraîchers, les bouquets de pavots et de lobelias cardinale des fleuristes. Puis, laissant le Moulin Rouge à droite, nous enfilons la rue de la Boule Rouge, manquant nous faire écraser par un camion de pompiers qui brûle le feu rouge.
En chemin, le patron se lamente en répétant que les comptes sont dans le rouge. C'est vrai que le chaland se fait rare comme le râle des genêts. Là-dessus j'ai mes idées, mais la dernière fois que je me suis risqué, en rougissant, à lui dire qu'on devrait peut-être, peut-être je dis bien, se diversifier dans le verdier d'Europe, le bruant jaune, la mésange bleue, le pic vert ou le pluvier doré, il s'est fâché tout rouge et je n'ai pas insisté.
Nous avons nos habitudes dans un petit resto près du métro Château Rouge. Une fois, j'avais voulu entraîner mon patron dans un bistrot que j'aime bien rue du Chemin-Vert. « Et puis quoi encore » avait-t-il rétorqué, en sorte que je n'en ai plus reparlé. Quand nous arrivons, la serveuse se remet du rouge avant le coup de feu. Nous nous installons à une table garnie d'une nappe à carreaux avec un joli bouquet de coquelicots et commandons un vermouth rouge.
J'écoute mon patron qui me raconte la rougeole de sa petite dernière. Le chef, rougeaud, blagueur, le tablier maculé de coulis de tomates, vient nous serrer la main. Il nous vante le plat du jour, comme on est vendredi c'est des filets de rouget au gril, poivrons et tomates cerises, idéal avec un quart de gros rouge qui tâche d'oublier ses soucis comme il dit.
C'est à ce moment-là que j'ai vu rouge. Est-ce mon patron, déjà rubicond comme la brique dans son état normal, qui menace de virer à l'ultraviolet en explosant de rire ? Est-ce le chef, qui rigole de son bon mot en tressautant, agitant sous mon nez son torchon comme un chiffon rouge ? J'ai soudain envie d'envoyer promener toute la monochromie de la vie. Finalement, employé modèle, homme pondéré, j'ai fini par me calmer. Mais j'ai quand même refusé le plat du rouge, euh, du jour. A la place, j'ai pris par d'égout du rat bleu de lapin et me suis régalé.
Trop c'est trop !
RépondreSupprimerSucculent ce petit rouge, heu, ce petit récit ! Vous m'en remettez un p'tit peu ?
RépondreSupprimerVous auriez une préférence pour la couleur ?
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