Les vieux écoliers réinventent leurs souvenirs d'école, les enluminent suivant leur âge et en fonction de leur "auditoire" : leur geste convoque les genoux écorchés, chapardages et bons tours au maître, ou les fantasmes prétendus érotiques sur les genoux de la maîtresse, selon qu'ils sont nostalgiques de la guerre des boutons ou génération sous-doués.
Quand il rencontre un ancien condisciple, un vieil écolier dira : "tu te rappelles Machin ? Quelle peau de vache !" Un écolier d'aujourd'hui peut détruire Machin d'un simple clic.
Autres temps, autres mœurs…
Nous avons tous assez de souvenirs d'école pour écrire un livre…
Mais je crains fort d'ennuyer le lecteur (éventuel) si je raconte mes VRAIS souvenirs de profs, sans les pimenter d'érotisme, de gauloiserie ou de romantisme.
De littérature, quoi.
Ce serait comme infliger à des amis le diaporama des 86 photos du petit dernier à la plage, en expliquant, faussement embarrassé, que vous n'avez pu vous résoudre à en supprimer. Globalement, si vous n'êtes pas le géniteur de la vedette, vous vous en foutez royalement.
Comme de mes souvenirs d'école.
Pour faire court, si je réfléchis, chaque période de scolarité laisse des souvenirs bien différents.
D'abord le temps béni de l'école primaire, où Dieu existait, puisque parents et maîtres étaient des références vénérées.
Il faut dire que commencer sa carrière scolaire à 2 ans dans la classe de sa maman vous inculque le respect à vie. Et ce n'est pas une sinécure que d'être dans la classe de sa mère, bien plus sévère avec vous qu'avec les autres, bien sûr, de même que ce n'est pas une sinécure que de travailler avec son conjoint…
Puis la triste période de la prison : 7 ans d'internat, et enfin la joyeuse fac, dernière bulle de légèreté avant le grand saut sans parachute.
De la pension je n'ai que des souvenirs gris d'où émergent des silhouettes falotes ; cette prof de Français Latin naine, bossue, de plus affligée d'une élocution incompréhensible portait le nom affreusement cruel de Rose Joly (sic) ; cette terrifiante prof de Sciences Nat. (accessoirement et inexplicablement sœur d'un candidat à la Présidence de la République), longue comme un jour sans internet, dans une blouse informe, se mit un jour devant nous à cracher interminablement dans un tube à essais pour démontrer les propriétés de la salive ; scène qui, malgré la terreur que j'avais d'elle, provoqua chez moi un fou rire inextinguible (mais ne le sont-ils pas tous ?), qui me valut l'exclusion de la classe et un blâme. (Mais je vous parle d'un temps où il n'était pas nécessaire d'avoir tué père et mère pour recevoir une punition avec sursis…)
Mon Dieu, me dira-t-elle plus tard alors que, les rôles s'étant inversés, elle venait quémander de moi un passe-droit pour sa fille, savez-vous que maintenant je dois enjamber les corps des élèves affalés dans le couloir pour accéder à ma classe ?
Je dois à deux chocs la découverte que la terreur n'est pas à sens unique, et que beaucoup d'enseignants trop tendres ont la sensation d'être jetés dans la fosse aux lions.
Il y a eu le jour où la prof de dessin, une femme mollassonne au physique ingrat et toujours chahutée, s'est effondrée en larmes en plein cours.
Et celui où je suis allée voir une amie à La Verrière, cette colonie de "vacance" pour enseignants en détresse. Elles m'ont marquée à jamais ces personnes prostrées, ou qui faisaient des discours aux arbres, ou encore esquissaient dans le restaurant des pas de danse ridicules ; quelques années plus tôt certaines étaient parties la fleur au cœur, avaient été des profs talentueux, consciencieux, ou bien étaient des victimes nées.
Bien plus légers sont mes souvenirs de fac, à une époque où le manque d'emploi ne plombait pas encore l'atmosphère.
Il y avait des stars, parfois réellement charismatiques, tel A. qui marquait toujours un petit temps de pause en entrant dans l'amphi, de façon à ce qu'on puisse l'applaudir...
Des j'm'en foutistes, comme G, qui, à un copain qui s'étonnait :
- pourquoi vous m'avez mis 6 alors que ma voisine qui a copié sur moi a eu 15 ?
fit cette réponse grandiose :
- parce que c'est une jeune fille !
Et me revient une anecdote à propos du Professeur D., personnage noble orné d'une moustache 3e république, très vieille France, qui ne pouvait dire "zut" (en cas de trouble extrême) sans le faire suivre de "si j'ose m'exprimer ainsi ! "
Un jour, F, une amie très turbulente qui chahutait sur les vieux bancs, s'empala dans la fesse sur une longue écharde, et le sang qui s'étalait sur son pantalon attira l'attention de Monsieur D. qui sortait de son cours ; affolé à l'idée du tétanos, voilà que le brave homme installe F. à plat ventre sur une paillasse, froc baissé, et va chercher des outils de dissection. Je ne sais plus s'il me disait réellement : "Pinces ! Scalpel ! " Ma mémoire sans doute scénarise l'événement. Mais je n'oublierai jamais la vision du noble et sévère personnage, concentré sur les fesses de ma copine.
Toujours est-il que l'extraction a été couronnée de succès.
En sortant j'ai dit à F. : eh bien, après ça, tu es sûre d'avoir ton exam ! Et elle, flegmatique : "tu parles, il n'a même pas vu ma tronche ! "
A l'enterrement de mon père, ce vieux "hussard noir de la République", ainsi que Péguy appelait les maîtres, alors que je le croyais oublié dans ce village que nous avions quitté depuis longtemps, j'ai vu venir à moi une foule de visages plus ou moins fanés sur lesquels je distinguais peu à peu les traits des gamins d'autrefois, et qui disaient "merci, merci, grâce à lui …, merci, c'est lui qui… sans lui, jamais…"
Et je pensais alors à cette époque où on ne choisissait pas par défaut, mais par vocation le métier d'enseignant, qui était respecté à sa juste valeur de pépiniériste de petits humains, et au passage de Pagnol relu à cette occasion :
Après quelques années d’apostolat laïque dans la neige des hameaux perdus, le jeune instituteur glissait à mi-pente jusqu’aux villages, où il épousait au passage l'institutrice ou la postière. Puis il traversait plusieurs de ces bourgades dont les rues sont encore en pente, et chacune de ces haltes était marquée par la naissance d'un enfant. Au troisième ou au quatrième, il arrivait dans les sous-préfectures de la plaine, après quoi il faisait enfin son entrée au chef-lieu, dans une peau devenue trop grande, sous la couronne de ses cheveux blancs. Il enseignait alors dans une école à huit ou dix classes, et dirigeait le cours supérieur, parfois le cours complémentaire. On fêtait un jour, solennellement, ses palmes académiques : trois ans plus tard, il « prenait sa retraite », c'est-à-dire que le règlement la lui imposait.
Alors, souriant de plaisir, il disait : « Je vais enfin pouvoir planter mes choux! » Sur quoi, il se couchait, et il mourait.
J'en ai connu beaucoup de ces maîtres d'autrefois. Ils avaient une foi totale dans la beauté de leur mission, une confiance radieuse dans l'avenir de la race humaine. Ils méprisaient l'argent et le luxe, ils refusaient un avancement pour laisser la place à un autre, ou pour continuer la tâche commencée dans un village déshérité.
Je suis bien d'accord: les souvenirs d'école c'est tellement mieux quand on les réinvente.
RépondreSupprimerJ'ai adoré ton style et cerise sur le gâteau... ce clin d'oeil à Pagnol !
Alors je confirme que ce texte est tout sauf ennuyeux (comme tu le supposes sur ton mail) !
RépondreSupprimerSans doute on enjolive ou on réinvente nos souvenirs d'école (pare que le temps qui s'étire nous éloigne de nos jeunes années) mais je pense que ceux qui nous ont marqués (pour la vie) sont en nous définitivement et sans fioritures (ceux que je raconte dans mes deux textes (trois bientôt) sont très réalistes et vrais).
Je suis admiratif de ton style et de ta plume. Ton regard à la fois d'écolière, d'étudiante puis de professeure nous donne une autre vision du monde scolaire ou universitaire et peut nous aider à comprendre également les angoisses et les sentiments des enseignants.
Les lignes de Pagnol nous racontent un autre temps et une autre conception hautement morale de l'école, et c'est une belle idée de nous les avoir proposé.
Et je termine par une faute de grammaire : "proposées" et non "proposé" qui m'aurait enlèvé 5 points :o)))
SupprimerJe n'ai pas trouvé ça ennuyeux du tout. Les autres textes non plus d'ailleurs. Pour beaucoup, cela totalise entre 14 et 18 voire plus d'années de notre vie.
RépondreSupprimerD' autant que pour les cinquantenaires et s'ils sont restés dans le métier (ou proches de profs), ils ont vu leur monde changer dramatiquement...
Mais bizarrement, cette nuit, ce n'est pas d'un ancien prof que j'ai rêvé, mais d'un ancien patron!
Un joli texte qui rassemble en vrac , images, paroles, gestes et encore! J'ai eu l'impression de sautiller de part et d'autre d'un ruisseau...Merci, Emma pour cette immersion partagée!
RépondreSupprimer