ELLE ÉTAIT DÉJÀ MORTE
Dimanche. Toute la matinée je me suis affairée dans la cuisine m’efforçant de ne pas penser. Mais voilà qu’après le repas pris en famille, il faut songer à partir. Toujours le même cérémonial. Je prends un soin tout particulier à ma toilette : tenue soignée, maquillage parfait...
Je sais pourtant qu’elle ne remarquera rien. Mais j’ai toujours aimé l’entendre me dire : “ tu es bien belle, ma fille”. Alors pour qui tous ces embarras ? Pour elle ? Qui sait : elle va peut-être me voir aujourd’hui ? Pour moi ? Sûrement. Voilà une parade pour amortir le choc hebdomadaire : me sentir bien “au dehors”.
Je lui apporte souvent des fleurs. Pas les bouquets élaborés de chez le fleuriste, elle n’a pas été habituée à ces dépenses qu’elle jugeait inutiles. Non, simplement les fleurs du jardin en saison - elle les aimait tellement - ou des branches de houx en hiver.
Je frappe à la porte de sa chambre. Bien sûr, elle ne répond pas. J‘entre. Elle est là, comme dimanche dernier, comme tous les dimanches depuis 6 mois, dans son fauteuil telle une pauvre chose brisée. Ses mains sont posées sur sa poitrine ou crispées sur les accoudoirs. Elle ne bouge pas, la tête invariablement tournée vers la fenêtre et curieusement penchée sur le côté. Je l’appelle doucement : pas un geste. Alors, je m’approche d’elle et essaie de capter son regard. C’est effroyable : elle n’a pas de regard. Ses yeux ont perdu tout éclat et sont désespérément vides de toute expression. Je l'embrasse et lui parle en disposant le bouquet dans un vase. Je range un peu la chambre qui n’en a pas besoin, tire sur le dessus de lit, déplace un ou deux bibelots que ma sœur ou moi avons ramenés de sa maison ; des bibelots sans importance mais chargés de souvenirs pour elle. Cela fait longtemps qu’elle n’y prête plus attention mais nous ne songerions pas à les enlever. Nous avons besoin de la voir entourée d’objets familiers.
Je me rends compte, que je fais beaucoup de bruit en allant et venant nerveusement entre les quelques meubles. Sans doute est-ce inconsciemment pour palier ce silence pesant. Je deviens une autre dès que je suis avec elle maintenant ; une autre avec une seule idée en tête : partir, fuir, respirer, vivre. Et là, l’infernal sentiment de culpabilité m’envahit. Non. Je dois rester avec cette femme qui ressemble à ma mère mais qui n’est plus rien, sûrement pas ma maman.
Alors, je m’oblige à m’asseoir près d’elle. Je n’ose même plus la toucher. Je me fais horreur. Je saisis pourtant des petits ciseaux et entreprends de lui couper les ongles qui poussent, me semble-il, anormalement vite. La tiédeur de sa main me surprend. Je pose alors mes yeux sur elle. A quoi bon ? Même cette main - vivante - ne ressemble pas à la main de ma mère. Que reste-il de ses mains brunes et marquées de paysanne ? Elles sont devenues diaphanes, bleuâtres, flétries , aux doigts si fins que nous avons dû ôter son alliance. Quant à ses cheveux, ils ne changent pas et gardent la même couleur châtain : pas le moindre fil blanc.
Est-ce cette chevelure toujours intacte qui me fait réagir ? Voilà que je prends plaisir à la "faire belle". Je la coiffe, frotte doucement son front et ses poignets à l’eau de Cologne. Mais pourquoi tous ces gestes inutiles puisqu'ils sont vides de toute réaction ? Est-ce ma façon à moi de lui montrer ma tendresse ? Est-ce que j’imagine pouvoir la “réveiller “ en lui insufflant mon amour ?
Tout cela me paraît soudain tellement dérisoire que je ne supporte plus d’être enfermée avec elle dans cette chambre qui me semble vide malgré sa présence-absence. Alors, je pose un bonnet ou un chapeau sur sa tête selon la saison, un châle sur ses épaules. Je recouvre ses jambes d‘un plaid et je pousse son fauteuil roulant vers le parc.
Un sentiment mitigé s’empare alors de moi : je suis avec elle, donc tout va bien, j’accomplis mon devoir filial mais au moins, je ne la vois pas. Comment peut-on imaginer cela ? Laquelle est monstrueuse : elle ou moi ? J’ai honte et pourtant, invariablement, les mêmes pensées m’agitent tous les dimanches. C’est aussi dans ces moments là que, la gorge nouée, je me dis que j’aurais dû passer plus de temps avec elle avant sa déchéance pour lui parler, échanger. En fait, je m’aperçois avec stupeur que je ne sais rien de son enfance laborieuse, de sa jeunesse. A la campagne, on ne se raconte pas mais si j’avais posé des questions ? Quelle pudeur imbécile m’a empêchée de faire le premier pas quand il était encore temps ? Quel gâchis ! Et ces remords lancinants qui m’assaillent : je n’ai rien fait pour contrer la maladie. Je pense que celle ci se déclenche ou s’aggrave plus vite en cas de grande solitude, d’impression d’abandon. Je ne crois pas qu’elle souffre aussi bien physiquement que moralement : elle a dépassé ce stade depuis longtemps. Mais on vit sa vie égoïstement et les nouvelles règles érigées par la société actuelle ne sont pas faites pour encadrer les parents comme au siècle dernier.
Puis vient l’heure du goûter. Je la conduis au réfectoire et là, l’horreur est à son comble. J’attache la grande serviette spéciale “vieux bébé” autour de son cou et entreprends de lui faire avaler sa compote comme à un tout petit enfant. Mais ici, pas de cris joyeux, de gestes vifs et désordonnés provoquant des éclaboussures qui enchantent les mères. Des grognements sourds, des borborygmes infâmes , des rôts puissants, des plaintes les remplacent. Alors, il faut s’armer de patience et tenter par tous les moyens de lui faire ouvrir la bouche pour introduire la cuillère, se bagarrer pour qu’elle referme la bouche et avale. Ce “travail” m’occupe tellement que je n’ai pas un regard pour les pauvres êtres assis autour et c’est mieux comme çà. J 'évite le plus possible ce spectacle d’épouvante.
J’ai terminé pour aujourd’hui, oserais-je dire ma corvée ? C’en est une pourtant et de taille. Malgré ma honte et mon désespoir, il faut bien que je sois honnête avec moi-même. Oui. Dans ces moments là, j’ai souhaité que la mort de ma mère la délivre et me délivre en même temps.
Alors, en ces fins d’après midi de dimanche, je fonce littéralement vers ma voiture après l’avoir embrassée. Je la quitte. J’ai vraiment l’impression de l’abandonner mais j’essaie de me disculper en me disant que j’ai une famille, le travail le lendemain. Sur la route du retour vers les miens, pendant un grand moment, je suis perdue, accablée. Le jugement effroyable que je porte sur moi-même me submerge, m'horrifie. La colère aussi : celle de subir une situation qui me dépasse, que je ne sais, chaque fois, comment aborder puisque ni moi, ni personne ne peut la maitriser. Je ne sais plus d’où je viens. Si, pourtant, je le sais : je viens de l’enfer. Je pleure de chagrin, de tristesse de l’avoir perdue, de culpabilité aussi. Je pleure sur elle et sur moi.
Je ne vois plus la grande maison blanche au milieu des arbres où je l’ai laissée seule, partie pour toujours je ne sais où en attendant la délivrance. Alors, une frénésie de vivre me saisit. J’arrête la voiture, passe un bâton de rouge sur mes lèvres, dépose un disque de rock dans le lecteur de CD. Cela m'aide à me forger une attitude pour donner le change. Ce chaos intérieur ne concerne que moi.
Le 9 novembre 2004, son pauvre corps a rejoint son esprit dans un ailleurs. Que dire de ma peine ce jour là ? Ai-je eu un chagrin vraiment sincère ? Comment expliquer cette étrange sensation de paix tout-à-coup ? Oui, c'est cela : j'ai vécu cet aboutissement avec une certaine sérénité. Pour moi, elle était déjà morte.
Ce texte a été écrit 5 ans après le décès de ma maman et a été édité dans un livre-témoignage (35 récits) intitulé "Histoires de proches - Face à la maladie" préfacé par Eric-Emmanuel Schmitt et paru en 2010 aux éditions Jacob-Duvernet.
J'ai cru faire mon deuil avant le deuil et il m'arrive encore, une quinzaine d'années après le décès de ma maman de me réveiller en sursaut avec un sentiment d'urgence : maman a besoin de moi.
Une histoire triste et cependant tellement fréquente aujourd'hui, pour bon nombre d'entre nous :(
RépondreSupprimerla personne, si proche de nous, est devenue autre, étrangère, et nous ne retrouverons jamais l'être aimé d'avant. Alors comment s'habituer à une telle chose ? Une seule chose à faire : celle de travailler à une acceptation, pas un deuil car la personne n'est pas décédée, comme tu le dis avec beaucoup d'émotion.
Le sentiment de culpabilité est un grand classique, mais je ne crois vraiment pas qu'on puisse "contrer la maladie" comme tu l'écris, car comment alors pourrions-nous expliquer l'alzheimer des personnes très entourées....
Merci pour ton commentaire Tisseuse. Je parle de mon histoire et j' ai pu constater que beaucoup de personnes confrontées à cette maladie la vivent de façon très différente.
RépondreSupprimerD'une part, il y a l'avant et le vécu avec la personne malade et d'autre part, il y a la capacité d'acceptation. Certaines personnes ne peuvent pas accepter parce que c'est trop difficile, parce que, parce que. Justement, il y a eu cela aussi chez un de mes proches. Pourquoi, de quel droit l'aurions-nous jugé ?
Oui, nous avons pensé que la maladie était arrivée en partie à cause de la solitude de notre mère après le décès de notre père. Faux totalement ? Qui peut le dire ?
loin de moi l'idée de juger, désolée si j'ai été maladroite dans mes propos
Supprimerpersonne par ailleurs ne peut exclure le fait que quelqu'un, après un traumatisme (comme le décès de ton père a pu le provoquer), ne puisse avoir hélas une chute vertigineuse de ses capacités, alzheimer allant souvent de pair avec dépression profonde
Pas de problème chère Tisseuse ! ;-) Tu ne juges pas, tu donnes ton sentiment sur ce texte et il est sûrement très pertinent puisque tu connais beaucoup de situations semblables de part ton métier je crois. Mais les histoires de vie sont tellement différentes d'un individu à l'autre et la nature humaine réagit de plusieurs façons, bonnes ou mauvaises selon les cas devant la souffrance. Certains peuvent l'extérioriser et d'autres pas. J'ai mis 5 ans avant de pouvoir mettre sur le papier ce que tu as lu. C'est dire. Bisous chère Tisseuse.
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