Le chemin de l'école 2
J'avais
quatorze ans, certif en poche, le seul diplôme d'enseignement général que j'ai décroché,
plus tard un C.A.P. d'ajusteur, heureux temps où, avec si peu, on pouvait vivre
et bien vivre. Bien sûr, beaucoup d'heures en atelier, mais l'atelier ça n'est
pas le bagne, je m'y suis parfois bien marré. De plus, j'aimais beaucoup mon
boulot.
Mais
revenons à mes quatorze ans, après le certif, on avait choisi pour moi mon
orientation professionnelle : vu que t'es gaulé comme un Ninas mal roulé,
tu seras comptable, c'est un boulot pas trop physique, et ça devrait te
convenir, alea jacta est !
Un matin, ma
mère m'accompagne rue Martel (pour les bouseux, c'est dans le Xème
arrondissement de Paris) afin de concourir pour entrer dans ce prestigieux
établissement (Hum - Hum) qui formait des comptables à la chaîne, ça n'était
pas H.E.C. non plus, loin s'en faut.
Départ à
sept heures de Drancy, le bus 151 jusqu'à la porte de Pantin. Les bus qui
desservaient la banlieue en 1954 étaient encore des vieux Renault TN 4F, le
chauffeur placé à l'avant, dans une petite cabine entièrement fermée, siège
enveloppant, un énorme volant en bois, vitesses au plancher.
Tout petit,
j'adorais me placer tout à l'avant, juste derrière la cabine, et de là, je pouvais
observer le chauffeur, cravate et casquette, veste et pantalon gris. Parfois,
les vitesses craquaient, la boîte à crabots sans doute, dont ces antiquités
étaient équipées, il fallait impérativement faire un double débrayage pour
rétrograder, et un double pédalage pour "monter" les vitesses, pas de
synchrones dans ces antiques boîtes.
Ces bus
étaient également munis d'une plate-forme, à laquelle immanquablement
s'accrochait un flic, képi vissé sur le crâne, pèlerine volant au vent, les
deux pieds sur la marche, agrippé aux montants qui soutenaient le toit, presque
Superman, avec la pèlerine virevoltant autour de lui !
Enfin :
le receveur, celui qui, à l'aide d'une grosse boîte en aluminium, en appui sur
son ventre, d'un coup de manivelle magistral, oblitérait les tickets, qu'il
avait préalablement insérés dans la machine. Plus tard, j'appelais cet engin
une "terouette" en référence au bruit qu'elle produisait.
Fabuleuse,
cette plate-forme, quel dommage de les avoir supprimées !
Dangereuse ? Pas plus que de laisser des mômes de dix-neuf ans, conduire
des voitures de 200 chevaux et plus !
J'avais un
copain qui ne pouvait s'empêcher d'invectiver les cyclistes que le bus
dépassaient, un jour, on double une femme d'un certain âge qui peinait sur son
vélo, Il lui crie :
- Alors
mèmère, ça mousse ?
Et la mémé,
sans se départir, lui répond :
- Assez pour
t'raser les moustaches, p'tit con !
Inutile de
préciser que tous les voyageurs présents se sont bien marrés, mais pas mon
pote.
Les
habitués, qui matin et soir, embarquaient au même endroit, à la même heure,
ainsi vers les 17h30 à l'arrêt Cartier Bresson, celui qui desservait l'usine
Bourjois : tu sais, le parfumeur ! Une volière, une vingtaine de
femmes envahissaient le bus, entraînant dans leur sillage des parfums de :
violettes, roses, œillets, verveine, enfin, tout ce que cette vieille Dame
qu'est la société Bourjois met en : parfums, poudres, crèmes et mascaras.
Parfois, le
receveur dansait sur la plate-forme avec l'une d'elles, on était loin de ce que
l'on appelle aujourd'hui les incivilités (tu verrais la gueule de l'incivilité
parfois), mais ne croyez pas que j'enjolive, il est toujours joli, le temps
passé, Monsieur Brassens l'a chanté, je sais.
Après vingt
ou vingt-cinq minutes de trajet, nous arrivons à la porte de Pantin. A droite,
les abattoirs de la Villette. Ils étaient immenses ces abattoirs, reliant la
Porte de la Villette à la porte de Pantin. Le matin, on y voyait des
maquignons, descendant de leur bétaillère, bâton à la main, blouse noire à mi-cuisses,
chapeau de feutre cabossé sur le sommet du crâne, à travers les montants à
claire-voie des camions, on apercevait : des moutons, des vaches ou des
cochons. Spectacle insolite que ces animaux en plein Paris !
La bouche de
métro, une volée de marches descendues à toute vitesse, sur notre gauche, un
immense plan du métro, à la verticale, juste dessous à l'horizontale, un
immense clavier, truffé de petits boutons.
Quelle
direction prendre ? Il suffisait d'appuyer sur le bouton correspondant à
la station à laquelle on désirait se rendre, miracle : l'itinéraire
s'affichait sur le plan, grâce à des petites lampes qui jalonnaient le
parcours, c'était bien, c'était chouette, pourquoi ça s'est fait la
mallette ?
Ma mère sort
les tickets, petits rectangles de papier d'un jaune pisseux (autrefois, bus et
métro n'avaient pas les mêmes tickets), les tend au poinçonneur, assis dans une
petite guérite, placée avant le portillon automatique, actionné par un vérin.
Cette porte se fermait automatiquement avant l'arrivée d'une rame, combien ont
couru pour passer juste avant la fermeture !
Tout d'abord
le remugle, propre au métro Parisien, une odeur unique, identifiable entre
toutes, indéfinissable...
La faïence
blanche sur les murs, les encadrés en faïence marron, destinés à recevoir
"les réclames" : les frères Ripolin, coiffés de leurs canotiers,
les blouses blanches, le suivant écrivant sur le dos du précédent. La vache
"Monsavon" de Savignac, sous les pis la savonnette ; et puis
aussi : "halte là qui vive" ?... Saponite la bonne
lessive ! ; le livreur de pinard, fouillasse à l'est, des kils de pinard à
la main "Nicolas, fines bouteilles" ; la belle Gitane, dansant
dans les volutes de fumée bleue, vantant les cigarettes du même nom...
Et puis
aussi la belle affiche du film de Jacques Becker : "touchez pas au
grisbi". Enfin, un peu plus tard, en 1955, j'ai vu la très mystérieuse
affiche du film de Clouzot : "les diaboliques", sur laquelle il
était spécifié que les portes du cinéma seraient fermées, dès le début du
film ! Les spectateurs étaient priés de ne pas révéler la fin !
Mystère, mystère...
La rame
surgit, une "Sprague-Thomson", il y a un certain moment qu'on
l'entendait : crissement des bogies au passage des aiguillages, frottement
des patins sur le rail d'alimentation électrique, voitures brinqueballantes, de
couleur verte, un vert foncé, les esthètes diront : "vert
Véronèse", moi je dirai plutôt : crade. Puis LA voiture rouge, celle
des premières classes, sièges en molesquine, contre : lattes de bois pour
les secondes, aucune importance, pas de places assises aux heures de
pointe !
La fermeture
des portes est assurée par des vérins fonctionnant à l'air comprimé, dégueulant
d'huile, actionnés grâce à l'intervention d'un préposé, placé dans la voiture
de tête. Parfois, pour faire hâter les gens, il actionnait légèrement les
vérins. "Tchiss, tchiss", faisait l'air comprimé en s'échappant.
J'aimais
beaucoup me placer dans la voiture de tête : ainsi, je pouvais admirer le
machiniste, actionnant une manette munie d'une poignée, un potentiomètre sans
doute, qui permettait de réguler le moteur électrique, propulsant la motrice.
Tout au long du trajet, le bruit est infernal, secoués comme des pruniers, mais
bon... Nous avions l'habitude, là aussi des réclames dans les voitures : la
petite fille, levant les bras au ciel, alors qu'un toutou noir, se tire avec sa
tartine de confitures Bannier.
Dans les
tunnels, les affiches rectangulaires : DUBO, DUBON, DUBONNET. Elles ont
longtemps persistées. Arrivés gare de l'Est, nous remontons enfin. Descente du
boulevard de Strasbourg, nous coupons le boulevard Magenta, puis prenons la rue
de la Fidelité à droite. A l'époque, il y avait un cinéma de quartier : le
Fidelio, il n'y passait que des films Arabes, existe-t-il toujours aujourd'hui ?
Nous
remontons ensuite une partie de la rue de Paradis. Elle regorgeait de boutiques
dont la spécialité était, et, est sans doute toujours la cristallerie, la
faïence, la porcelaine, mais que du haut de gamme !
A quatorze
ans, rien à foutre de la vaisselle, je préférais, un peu plus tard, vers quinze
ou seize ans passer dans la rue Jarry toute proche, pour voir les prostiputes.
Trop jeune, trop petit, pour qu'elles s'intéressent à moi, mais bon, l'œil a
ses raisons... Avec mes copains de classe, parfois, on y passait, regardant
plus les pavés que les filles. Ah, la timidité... J'voudrais ben, mais j'ose
point !
Nous
arrivons enfin rue Martel : au bout l'école, ma mère me laisse entrer,
petit bisou, le "bonne chance" d'usage.
- Je
viendrai te chercher ce soir. Tiens, prends tout de même des tickets de métro
et de bus, on ne sait jamais...
La journée
se passe plutôt bien, j'appris deux semaines plus tard que j'étais reçu au
concours d'entrée (grandes vacances sereines en perspective). Le soir, quand je
suis sorti, personne ne m'attendait. Je patiente un quart d'heure, puis je
commence à remonter lentement en direction de la gare de l'Est.
Pas fier,
quatorze ans, pas très grand pour mon âge, j'attends encore un peu devant la
bouche de métro, puis ne voyant personne, je m'engage.
Bien sûr,
j'avais déjà pris le métro, mais jamais seul, aussi je ne faisais pas trop
attention et, tout à coup, je me suis senti "grand", il fallait que
je montre que j'en étais capable.
En arrivant
à la maison, je demande à ma mère si elle n'avait rien oublié ?
- Non, non
je l'ai fait exprès, il faut bien que tu te débrouilles seul. Tu ne penses tout
de même pas, que je vais t'accompagner tous les jours à l'école ?
Et bien
voilà : petit, mais une bonne leçon tout de même ! J'ai emprunté cette
ligne pendant deux ans, sans la moindre anicroche, ni agression d'aucune sorte,
c'était sans doute des années difficiles, j'ai vu que très rarement des gens
faire la manche.
La rue
Martel ? Je me suis fait jeter au bout de deux ans, on refaisait le métro
en classe, j'explique : le premier de la rangée se tourne vers le fond de
la classe, fait semblant d'appuyer sur un bouton, en faisant PCHITT, PCHITT
(l'air comprimé). Toute la rangée imite la fermeture des portes, ça
donne : KLANG ! KLONG ! VLAN ! Ensuite, on saute sur place
très rapidement en décollant son cul du banc. Important : ne pas omettre
d'émettre un WONWONWONWON, imitant au mieux la rame ! Tout ça, avec une
main en l'air, comme pour tenir une poignée imaginaire !
Très
marrant, mais pas au goût des profs, surtout celui de Français, et en plus il
tenait absolument à nous faire jouer une scène du Cid ! Non mais tu me
vois déclarant ma flamme à une Chimène adipeuse, boutonneuse, jouée par mon
pote Polo, car les classes n'étaient pas mixtes, mon bon Monsieur ! Ah la
vache, je pleurais de rire, j'pouvais pas, alors à chaque fois : la
lourde. Ils ont fini par me filer mon blot.
La
comptabilité n'a pas perdu grand'chose et moi non plus. J'ai préféré me mesurer
avec l'acier, les machines-outils, la mécanique de précision, et je ne l'ai
jamais regretté.
que d'apprentissages sur ce chemin là !
RépondreSupprimercelui de l'autonomie et de la débrouillardise :)
et même si tu n'es pas comptable, cela a probablement beaucoup compté dans l'être que tu es, pour te permettre d'aller vers ce qui serait plus épanouissant pour toi !
qu'est-ce qu'il serait bon que certains parents et certains jeunes te lisent pour saisir qu'il est positif parfois de se faire éjecter de certaines orientations pour en trouver de meilleures
Tisseuse : Bac à tout prix, Bac au rabais parfois, obtenu davantage à l'ancienneté plus qu'au mérite. Beaucoup de parents considèrent que l'apprentissage est un échec ! Il est plus facile de vendre du vent è des gogos qui écoutent, que de fabriquer un bon pain, ou une pièce mécanique face à une machine outil.
SupprimerQuels souvenirs!! Un tout autre temps, c'est vraiment amusant... Voilà comment on négocie son changement de voie... en faisant le métro en cours! ;-))
RépondreSupprimerMapie : Un autre monde, sans télé, sans téléphone, pas même des fixes, chez nous et beaucoup d'autres, pas de voiture, mais beaucoup d'imagination ! ];-D
SupprimerTu nous replonges dans un monde oublié comme si on y était !
RépondreSupprimerMerci pour ce pur moment d'anthologie.
♥︎
•.¸¸.•*`*•.¸¸✿
Célestine : Je prenais le métro seul, tu n'étais pas née, que dis-je... Pas même à l'état de projet ! ];-D
SupprimerC'est pas faux ! :-D
SupprimerC'est quand la projection ? Palmable !!
RépondreSupprimerTiniak : Tu veux faire le conducteur de rame ? Casquette R.A.T.P vissée sur le crâne !! ];-D
Supprimer