L’École de Danse
« Monsieur
Degas ?... Monsieur Degas ?... »
« Chut…
N’interrompez pas le maître… »
Degas,
comme à son habitude, avait disposé son chevalet au bord de la piste de danse.
Il était comme un pêcheur attentif aux moindres frémissements du miroir de
l’étang. Aux pas chassés des petites nymphes s’exécutant sur l’onde, il
reproduisait les moindres reflets, en laissant batifoler ses pinceaux sur sa
toile. D’abord spectateur, tel un apprenti voyeur constatant ses premiers émois,
il s’était doucement immiscé dans le jeu de la séduction réciproque. Sur le
chemin de l’École de danse, s’il baignait dans l’enthousiasme général, il se
mouvait dans l’euphorie personnelle…
Nerveux,
il touillait sa palette, cherchant ici et là les meilleurs tons de son
illumination. Les courants d’air des coulisses, le parfum des planchers, la
rumeur joueuse ou travailleuse de la répétition, tout le subjuguait, tout
l’attirait, tout l’interpellait, dans le maelstrom de ses sens en ébullition. Jeunes
papillons tourbillonnants, les petits rats de l’opéra cherchaient l’amplitude
de leurs gestes comme s’ils voulaient s’envoler à la lumière des grands
lustres.
Révérences
ou entrechats, arabesques ou cabrioles, sauts de biche ou tours en l’air, se
bariolaient naturellement sur le nuancier de ses traductions les plus
subjectives…
Quelle
plus belle sensation que d’œuvrer dans l’Harmonie ondoyante ? Capturer le
Mouvement, l’immortaliser en lui offrant le frisson sublime, c’est comme donner
la mélodie à la cascade, l’essence au tourbillon du vent, la fièvre au soleil, la
poésie à la pluie…
Degas
se gorgeait de ses sensations turgescentes ; la mimique obstinée, le
froufrou vaporeux, le ruban volage, la dentelle évanescente, le tutu pétulant,
le juste-au-corps confondant, c’était ses coups de foudre adressés à son âme,
et son cœur à l’unisson guidait sa main badigeonneuse.
Eponge
fascinée, soûlé par toutes ses perceptions, quand il se pressait sur sa toile,
c’était un déferlement émotionnel intense. Par sa peinture interposée, il
faisait l’amour avec ses personnages, et le halètement des petits rats, au dur
labeur de leurs progrès, était le souffle de son inspiration…
Aux
injonctions du maître de danse, il reprenait haleine, le temps de brouiller une
autre de ses carnations affamées. Aux « un et deux », il dessinait la
courbe d’un décolleté, aux « trois et quatre », il maquillait un
visage de l’ombre d’un sourire complice, aux « cinq et six », il
esquissait un autre mouvement de ballerine effrontée.
Par
un effet sibyllin de miroir, une révélation partagée, un enchantement
extraordinaire, le peintre se nourrissait même des sujets qu’il enfantait sur
sa toile. C’était un échange implicite, une autre inauguration sensorielle, un
délire de menées et de glissades. Ivre de ses émotions, tel un scribe devenu
fou, il en devenait un être transcendé, naviguant dans une dimension
intemporelle, où le flux migratoire des couleurs posées sur le fil de son œuvre
était sa seule démonstration de présence.
Le
nirvana des peintres, le Saint Graal, l’absolue évanescence, c’était son
royaume à cette heure de feu d’artifice pictural. Là, entre une lumière diffuse
et un nouvel ordre de danse, capturant l’instantané de son modèle virevoltant,
il en filtrait la vraie quintessence. Qu’importent les défauts de la
factualité, les contre-jours trompeurs, les pas de danse timides, la froideur
des décors ; partial, dans l’alcôve de son chevalet, il s’imprégnait de la
transpiration des danseuses, des craquements du plancher, des notes crispantes
du piano, des éblouissements des luminaires. Généreux, il les magnifiait dans
l’aura exaltée de son tableau dansant. Alors, la bousculade était grâce,
l’approximation était audace, l’atermoiement était prémisse à l’explosion
cavalière.
Empathique,
il s’accaparait des grimaces, il haletait du souffle court, il souffrait de
l’entorse, d’un soubresaut blessant. Dans le creuset de l’Inspiration, sa
palette s’enflammait inexorablement ; les battements de son cœur étaient à
l’unisson avec son modèle dansant…
Comme
il n’existe pas assez de couleurs pour exprimer la Passion, comme en poésie, il
n’existe pas assez de mots pour célébrer l’Amour et, comme en musique, pas
assez de notes pour révérer la Nature, il avait des métaphores pittoresques,
des paraboles scintillantes, des adjectifs multicolores, des épithètes
harmoniques pour encenser ses ballerines…
Parce
que c’est la magie du spectacle, c’était enfin l’apothéose, le geste levé à la
perfection, la transcendance totale, la générosité libéralisatrice au seul
service de la Grâce et de la Beauté. Degas ténorisait la Danse avec des mots en
couleur. Les ocres se congestionnaient en pointes assidues, les turquoises
s’abîmaient dans les abysses insondables des rideaux, les blancs immaculés se
confondaient dans les broderies des jupons. A la mesure d’un retiré, d’un
relevé, d’un royal, il savait transposer la figure audacieuse en truculences
émues ; au fouetté, au grand jeté, à la pirouette, il embellissait son
œuvre avec des pétillements incessants et des nouvelles luminosités
troublantes. Son chevalet devenait le chevalier servant de la danseuse
expérimentée ; ils valsaient ensemble. Jardinier des couleurs, il exaltait
la rose s’épanouissant sur la piste ; poète, il effleurait de ses pinceaux
la toile pour libérer les pas de danse de l’artiste ; matador, à l’estoc
de son pinceau, il faisait saigner le pourpre, ce grand impressionniste.
Sur
les planches de la perfection, Degas célébrait son sujet ; plus que ses
tréteaux, il devenait danseur émérite perché aux nues consacrées. Tout cet
émerveillement de petites étoiles filantes courant sur le parquet ciré, c’était
son précieux firmament. Cette fascination, c’était son œuvre terrestre, sa
destinée, son dû au temps que la vie lui accordait au bénéfice de son talent.
Il était le Mouvement, l’oscillation véritable, l’harmonie ultime et si le
sourire d’un petit rat se posait furtivement au coin de sa toile, c’était alors
la Vibration divine qui emballait l’oeuvre d’une convulsion souveraine qui
perdurerait à jamais…
« Monsieur
Degas ?... Monsieur Degas ?... »
« Chut…
N’interrompez pas le maître, sur le chemin… de son École… »
Quel tableau ! Bravo tu l'as bien brossé. ];-D
RépondreSupprimercomment brosser l'art du mouvement avec l'art de l'immobile !
RépondreSupprimerc'est un grand mystère, et une école difficile pour les 2 arts
quel chemin de travail pour arriver à l'excellence !
Extraordinaire ton texte, Pascal.
RépondreSupprimerTu sembles avoir saisi l'âme du peintre et aussi ses démons, c'est exceptionnel.
Bravo
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