Alain
Je voudrais vous parler d’un prof que je n’ai pas connu en tant que tel. C’est mon frère, 
l’aîné de la fratrie. Nous avons six ans de décalage et, de fait, nous nous connaissons 
très peu. Quand je suis né, il entrait en primaire, quand je suis allé en primaire, il entrait 
au lycée et ainsi de suite. C’était l’érudit de la maison, le bon exemple, la référence, le 
surdoué, qui réussit tout ce qu’il entreprend. A l’école, toujours premier, il collectionnait 
les tableaux d’honneur et les prix d’excellence dans toutes les matières. Naturellement, 
après le bac, il partait à la fac pour aller chercher brillamment d’autres diplômes… 
Je me souviens encore des grandes exultations de ma mère quand elle lisait son carnet 
de notes à la fin de chaque trimestre ; cérémonieusement, elle se lavait les mains, 
quittait son tablier et sa cuisine, redonnait un coup de peigne dans les cheveux, puis ils 
allaient ensemble dans la salle à manger découvrir l’enfilade des vingt alignés dans 
toutes les colonnes. Elle lisait chacune des annotations ronflantes des profs, à voix 
basse puis à haute voix, comme si elle les apprenait par cœur. M’man était très fière de 
son fils. Telle sa meilleure récompense, il fallait voir comme elle embrassait son 
grand !... J’étais content de voir ses ravissements passionnés ; les sourires de mon frère 
s’allumaient en échange bienveillant…  
M’man lui avait enseigné l’amour de la lecture ; mon frère dévorait tous les bouquins 
qu’elle mettait dans ses mains. Elle lui avait donné le goût de l’aventure. Entre autres, 
j’ai vu  Moby Dick, Jules Vernes, Le Vieil Homme et la Mer, naviguer entre les draps de 
son lit. Tous les deux, ils se racontaient leurs histoires de lecture et mon frère lui en 
faisait ses traductions d’adolescent enthousiaste. Dans sa chambre, les étagères se 
remplissaient inexorablement de bouquins multicolores… 
S’il était tellement doué pour les études, il n’était pas très manuel, mon frangin, même 
s’il dessinait superbement. Taper avec un marteau, démonter son vélo ou grimper à 
l’échelle défendue, pour voir les choses d’en haut, ce n’était pas trop son truc. 
Moi, je me disais : maintenant qu’il y a l’élite à la maison, je peux bien être le cancre, 
pour maintenir l’équilibre familial. Ça m’allait bien, cette étiquette d’invétéré cossard ; je 
laissais libre cours à toute mon imagination de rêveur, au fond de la classe. Et puis, je 
n’avais pas à me creuser la tête avec tous ces problèmes de robinets qui fuient et ces 
bêtes retards de train, dans des gares sans nom. Moi, je préférais jouer aux billes, aux 
soldats ou aller à la chasse et à la pêche avec mon père, quand il voulait m’emmener. 
Être dans ses pas, dans un sentier d’automne, respirer assidûment le tabac de sa pipe 
et les effluves de la campagne, écouter les aboiements du chien nous ramenant son 
gibier, admirer un vol de perdreaux, la course d’un lièvre, un faisan débusqué,  c’était 
les images technicolor de mon grand livre de la Nature ; j’en buvais tous les chapitres 
bucoliques avec une délectation sans pareil…  
L’âge aidant, m’man avait beau m’habiller avec les fringues de mon frère, je n’y trouvais 
pas dedans des restes d’intelligence qui auraient pu me faire progresser à l’école. 
J’avais des zéros, mais jamais le moindre deux devant… Résultat des courses : mes 
parents m’envoyèrent dare-dare en apprentissage dans la Marine et c’est moi qui, 
contre mon gré, allais faire le tour du monde…  
Pendant quelques années, avec femme et enfants, mon frère s’en alla  en Polynésie. 
De là-bas, il écrivait des lettres passionnées à notre mère avec autant de détails 
flamboyants que son vocabulaire lui permettait, et il était vaste. Avant son départ, 
M’man lui avait dit : « Sois mes yeux, mon fils… » et mon frère lui racontait tout. 
Chacune de ses lettres était un hommage exalté à la faune et à la flore de ces terres 
lointaines ; histoire, géographie, il était devenu plus îlien que tous les Tahitiens réunis. 
M’man entrait en totale extase quand elle le lisait ; elle apprenait ses courriers jusqu’à 
réciter les plus belles phrases ; j’imaginais facilement sa façon de se retrouver en paréo 
sur une plage polynésienne avec les mots exhalant de mon frère, comme un fantastique 
tiaré parfumé, dansant autour de son cou…  
Moi, mes lettres du bout du monde étaient plutôt pathétiques.  Les ravioles, l’Isère, la 
pogne, les potes, tout ce qui faisait ma Drôme me manquait ; j’étais malheureux de 
languissements et pressé de rentrer à la maison… De mon frère, je reçus aussi 
quelques belles éclaboussures de ses courriers tellement enflammés. Les couleurs 
luxuriantes jaillissaient de ses phrases ; les parfums embaumaient chacune de ses 
tournures ; d’écume, d’ondulations et de bleuissures, l’Océan Pacifique battait la mesure 
de ses marées, entre ses points et ses virgules… 
Pour assurer mon avenir professionnel, je devais retourner à l’école ; à trente-trois ans, 
c’était plutôt les cours du soir. Enfin adulte, assidu, je m’acharnais à la réussite de cette 
entreprise. Par courriers interposés, j’envoyais à mon frère mes travaux d’exercices ; 
j’avais des problèmes de nombres complexes, des primitives et des dérivées à me faire pardonner. 
Nonobstant son emploi accaparant de prof de Physique en Math Spé, dans un lycée 
réputé de Lyon, il me corrigeait avec son encre rouge conciliante et ses explications 
saines et claires ; lumineuses, ses réponses arrivaient très vite. A sa façon et sans 
contrepartie, l’enseignant émérite était disponible pour son petit frère. Un peu grâce à 
lui, je réussissais tous mes examens et j’entrais dans une grosse boîte, après concours. 
Il était deux heures et quelques du matin.  Devant le lit de Maman, il était là, mon frère 
aîné. De sa plus belle diction de grand professeur, il lui faisait la lecture d’un livre de 
Hellis Peters, une histoire du moine Cadfael, quand elle rendit son dernier soupir. 
Prévenu, j’arrivais en catastrophe jusqu’à la chambre de l’hôpital. Mon frère érudit était 
désemparé parce qu’il n’avait pas fini son livre ; petit enfant aimant sa maman d’un 
Amour infini, il pensait la maintenir intéressée et vivante tant qu’il lui racontait l’aventure. 
Alors, doucement, je lui expliquais. Ce livre, qu’il avait repris sur la table de chevet, 
M’man, elle l’avait lu quatre fois ; elle me l’avait murmuré lors d’une de mes précédentes
visites : c’était son préféré… 
Quelle émotion.... Mais il manque une parie du texte, non? La fin?
RépondreSupprimerVoilà qui est réparé
SupprimerBelle histoire d'un fratrie où même si on ne trouve pas les restes d'intelligence dans les poches du grand frère, chacun aura mené sa barque à sa manière sous le regard d'une mère aimante
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup apprécié la manière dont tu décris "la distance", en âge, en qualités, en doit d'être, en étant "pour soi" ou "pour quelqu'un d'autre".
RépondreSupprimerLa presque fin met du baume au coeur lorsque l'aîné aide le cadet...
Un amour trop vaste entre un parent et un enfant, ne serait-il pas un frein à son autonomie? Ta réponse finale nous montre que ...oui...
Le cadet est devenu adulte, un vrai, mieux armé pour affronter la vie et la mort.
Belle histoire effectivement et on y retrouve aucune aigreur quand à la préférence. Un texte émouvant en tout cas.
RépondreSupprimerune histoire émouvante en effet décrivant à la fois un amour familial inextinguible et des chemins de vie bien différents.
RépondreSupprimer(lycée du Parc pour ton frère ?)
Son épouse oui; lui: Jean Perrin.
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