C’était le grand départ vers la Drôme, chez moi, et vers les vacances. J’avais chargé ma vieille 2CV avec tous les bagages, la guitare, la pile de disques et le chien turbulent ; ma fille, à peine âgée de dix-huit mois, je l’avais solidement attachée dans son siège auto. Je n’avais pas le permis de conduire depuis longtemps ; sans téléphone portable, sans personne à prévenir, sans beaucoup de fric, et sans horaires véritables que les biberons de ma petite demoiselle, la nuit promettait d’être longue…
Trois cents et quelques kilomètres à parcourir, c’était le challenge. J’avais pris la route nationale ; insidieusement, son long tapis déroulant m’invitait à suivre cet itinéraire nocturne. A cette époque, maintenant lointaine, la circulation n’était pas encore ce qu’elle est aujourd’hui. Pendant de longs moments, je ne croisais personne ; c’était hallucinant, cette noirceur tout autour de notre convoi. Après tout, c’était peut-être un rêve, cette aventure de voyage…
Comme bercée par les trépidations de la voiture, ma fille n’arrêtait pas de se balancer sur son siège. Elle était le métronome du temps passant. Subjuguée, elle suivait du regard les bandes réfléchissantes de la route et s’étonnait qu’elles ne s’arrêtassent jamais. Avec ses yeux « en phares de traction », quand je me retournais, elle me les montrait du doigt comme pour me demander où elles allaient. Parfois, les bâillements du chien, en forme de pleurs rentrés, me racontaient tout son ennui. Vingt-deux heures, vingt-trois heures, minuit…
Au bord de la route, je m’arrêtais tous les cinquante kilomètres ; pendant cette pause fraîcheur, c’était l’heure de la bouteille, de la gamelle et du biberon désaltérant. Capot ouvert, je vérifiais le niveau d’huile, le niveau d’eau, la température du moteur, celle de la batterie. En faisant le tour du véhicule, je contrôlais l’état des pneumatiques, l’éclairage de mes feux arrière, des freins, la suspension, la fermeture des portières, etc.
Je l’avais entièrement retapée, cette voiture ; j’y avais laissé des heures et des heures de travail, des centaines de francs et je connaissais chacun des boulons par son prénom. Les freins, le carburateur, les vis platinées, je n’avais laissé nul endroit où la panne put me prendre en défaut. Je l’avais peinte en vert pomme, aux armoiries de la Nature ; c’était le carrosse de ma petite princesse. Vite fait, j’emmenais pisser le chien au bout de sa laisse et je reprenais la route…
C’était de nouveau l’inconnu fantasmagorique, la noirceur chimérique, le hasard empaqueté de fantastique ; j’imaginais les paysages traversés s’ils avaient été en couleur, le ciel, s’il n’était pas constellé d’étoiles, la chanson des oiseaux de la nuit, si le ronronnement régulier du moteur ne perturbait pas leurs vocalises. Une heure, deux heures, trois heures du matin…
On avait fait le plein dans une station d’essence mal éclairée. Quand il m’a vu partir payer, le chien gueulait par la fenêtre rabattue ; il avait tout chamboulé dans l’habitacle. En se balançant inlassablement sur son siège, la petite donnait des coups de pied dans la guitare et c’était la cadence décalée des aboiements du clébard. Le préposé de service nous regardait comme si nous étions des extraterrestres. Avant qu’il n’appelât les flics, la SPA ou la Protection des Enfants, j’avais déjà engagé la première vitesse…
La lucarne de ma fenêtre entrouverte, je fumais clope sur clope ; les vibrations du volant me tenaient compagnie de même que le tintamarre des tôles alentour. Par les trous d’aération, en penchant la tête, je profitais des courants d’air tiède. Sournoisement, la somnolence s’appropriait l’ambiance en m’enveloppant de ses vagues revenantes aux mille prestidigitations cotonneuses. Alors, je m’arrêtais ; capot ouvert, je vérifiais encore les niveaux… Et cette petite qui ne s’endormait jamais, et ce chien qui bâillait tout le temps comme s’il décompressait, et ce paquet de clopes presque fini, et tous ces disques qui couraient sur la banquette…
Parfois, en ahanant, parfois, en toussant, parfois, en roue libre, ma 2CV additionnait bravement les kilomètres ; à quarante à l’heure, je grimpais les côtes, à soixante-dix, je les dévalais. Dans les grandes lignes droites, j’avais un peu peur qu’elle ne jette l’éponge à cause de toute cette distance indéfinissable. Quand il y avait des travaux signalés, ma vitesse était naturellement en accord avec les panneaux de ralentissement du bord de la route. Son « vroum vroum » régulier était rassurant ; dans les virages, elle roulait ; sur les bosses, elle tanguait ; dans les montées, laborieuse, elle affrontait courageusement la vague de terre. Quand une voiture me doublait, je ne pouvais même pas constater sa marque, tellement elle passait vite ; j’étais obligé de serrer le volant un peu plus fort pour ne pas me faire bousculer par son aspiration. Quand une voiture arrivait en face, elle n’enlevait même pas ses phares pour me croiser. Quatre heures, cinq heures, six heures…
Lové sur son siège, le chien ronflait, la guitare s’était calée sous la banquette, les pochettes des disques avaient tu leurs refrains de passagers malmenés. Mais quelle idée saugrenue m’avait prise d’aller ainsi défier l’adversité ? Inconscient ou téméraire, ou seulement pour me prouver que j’en étais capable, à l’allure de l’escargot, je fonçais dans les limbes de l’aube naissante. De temps en temps, je me retournais encore pour surveiller ma petite ; le pouce dans la bouche, les yeux grands ouverts, en balancements incessants, hypnotisée, elle regardait les flammes des phares danser sur la route. Au loin, les collines de la Drôme se détachaient inexorablement de l’ombre…
La Drôme... ça se mérite :)
RépondreSupprimerBeau road movie avec tous les ingrédients du genre...
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
On the road again...
RépondreSupprimerDes dodoches j'en ai eu trois ! Mais jamais au grand jamais je n'ai vérifié le niveau d'eau !! Mon bon Pascal tu fumais quoi ? ];-D
J'ai confondu avec la R6 ! :)
Supprimerle deuche était une voiture d'aventure et aussi d'amour (un peu !!)
RépondreSupprimerla Drôme, quand tu vas à Crest et qu'ensuite tu peux aller vers Die ou Lus la croix haute, ou descendre vers Dieulefit ...
une belle histoire de voyage
La brave bête a finalement accompli sa mission. Ouf !
RépondreSupprimerJe ne dirai pas de mal de la deudeuche : elle a été ma première voiture et sur la neige, pas besoin de chaînes ni de pneus neige. Et toc !