Fêt.Nat
VALENTIN
C’est pour les filles que je suis devenu pompier. Il paraît qu’on a la cote, et que l’uniforme, avec le passepoil sur la couture du pantalon et le liseré rouges sur la poitrine, les fait grimper à la grande échelle. Je ne sais pas. Quand la brigade part en intervention, et tandis que j’enfile en hâte, dans le fourgon-pompe, les bottes, les gants, la cagoule, le casque, je regarde les passantes par les vitres. Elles font leurs courses sur les trottoirs ou prennent un café aux terrasses, deux par deux, en riant, indifférentes à la sirène que Ken, qui conduit le camion, actionne pour foncer à travers les embouteillages. Je n’ai pas l’impression que nous avançons, mais plutôt que c’est la ville qui s’en va à reculons.
Pendant que nous hissons les tuyaux dans la tour de séchage, au retour, je parle avec Ken de cette sensation d’avoir avalé trop de fumée, malgré mon appareil respiratoire isolant, et de mon sentiment de solitude. Il a souvent des larmes au coin des yeux et les paupières rougies comme des braises, on dirait que le feu pourrait reprendre au premier courant d’air. Ça lui donne l’air triste, comme si toute sa famille avait péri dans l’incendie. Il m’assure que je finirai bien par rencontrer quelqu’un, mais c’est à peine si s’allume une lueur dans son regard quand je lui dis que moi, contre l’amour, je suis ignifugé.
Et puis, au bal du 14 juillet dans la cour de la caserne, il y eut Barbe, que tout le monde appele Barbie. Une jolie poupée, belle à s’en ronger les ongles. C’est elle qui m’a repéré. Je me tenais adossé contre la porte du garage des ambulances de secours aux brûlés et aux asphyxiés. Elle est venue vers moi et m’a demandé si je voulais bien danser avec elle. J’ai hésité une seconde, car je trouvais qu’elle était petite, alors que moi, je dépasse largement la taille minimum requise pour être pompier professionnel. Je l’ai prise dans mes bras, elle m’a semblé légère comme les lances à incendie que nous utilisons pour les feux d’appartement, et nous avons commencé à valser. Nous avons tourné de plus en plus vite, jusqu’à ce que la cigarette de Ken, qui se tenait seul à quelques pas, appuyé nonchalamment contre le platane de la cour, finisse par dessiner une seule ligne continue, qui rougeoyait dans la nuit brûlante de l’été.
BARBE
J’ai rencontré Valentin au bal des pompiers du 14 juillet. J’habite en face de la caserne, et plutôt que la musique me fasse me retourner toute la nuit dans mon lit comme sur un gril, j’avais décidé d’aller voir. Ma vie était si légère en ce temps-là que je craignais qu’elle ne s’envole comme un bouquet de flammèches. L’amour, c’était pire encore, triste à composer le 18 pour appeler les secours.
J’avais mis une robe courte à fleurs, des souliers avec, pour paraître plus grande, un peu de talons, mais pas trop, afin de ne pas risquer de me tordre la cheville si l’occasion de danser se présentait, et peint mes lèvres de carmin. J’avais pris un sac à main minuscule et si vide que je pouvais le faire tourner au bout d’un seul doigt. J’y avais fourré un mouchoir parfumé à l’eau de violette, car il m’arrive de pleurer en revenant du bal, et mon cœur, pour le cas où. On ne peut pas savoir à l’avance, il suffit parfois d’une étincelle pour que ça s’embrase.
Ils avaient tendu des guirlandes et accroché des lampions. Une masse compacte de danseurs, au milieu de la cour, formait un chardon multicolore d’où jaillissaient des bras nus, comme des inflorescences, et des rires. Je faisais tapisserie et me morfondais depuis un bon moment, il me semblait être toute seule à être seule. Même les saucisses qu’on grillait dans un coin de la cour, à l’écart, où étaient disposés des bancs et des tables couvertes de nappes en papier blanc, étaient venues en bandes qui grésillaient joyeusement sur les charbons ardents.
Je m’éloignai de la fête vers la pénombre, où des couples s’embrassaient, et remarquai un pompier, adossé seul à un platane, un genou plié. J’ai appris plus tard, après sa mort tragique, qu’il s’appelait Ken, et juste avant la crémation, le capitaine a dit son grade, mais je me rappelle seulement qu’il conduisait les véhicules d’intervention. Il fumait une cigarette, avec laquelle il dessinait dans l’air des arabesques, et regardait dans ma direction, d’un regard qui me traversait comme si je n’étais que de la fumée, mais si intensément que je me retournai. C’est alors que j’aperçus Valentin, debout devant le portail d’un garage, seul, l’air de s’ennuyer, un vague sourire aux lèvres. J’éprouvai soudain l’envie qu’il me fasse danser et me dirigeai vers lui. Il eut une seconde d’hésitation avant de me prendre dans ses bras, puis il m’étreignit et nous nous élançâmes. Comme il est très grand, j’appuyai ma joue contre sa poitrine, et sentis battre son cœur. L’orchestre jouait une valse.
KEN
VALENTIN
C’est pour les filles que je suis devenu pompier. Il paraît qu’on a la cote, et que l’uniforme, avec le passepoil sur la couture du pantalon et le liseré rouges sur la poitrine, les fait grimper à la grande échelle. Je ne sais pas. Quand la brigade part en intervention, et tandis que j’enfile en hâte, dans le fourgon-pompe, les bottes, les gants, la cagoule, le casque, je regarde les passantes par les vitres. Elles font leurs courses sur les trottoirs ou prennent un café aux terrasses, deux par deux, en riant, indifférentes à la sirène que Ken, qui conduit le camion, actionne pour foncer à travers les embouteillages. Je n’ai pas l’impression que nous avançons, mais plutôt que c’est la ville qui s’en va à reculons.
Pendant que nous hissons les tuyaux dans la tour de séchage, au retour, je parle avec Ken de cette sensation d’avoir avalé trop de fumée, malgré mon appareil respiratoire isolant, et de mon sentiment de solitude. Il a souvent des larmes au coin des yeux et les paupières rougies comme des braises, on dirait que le feu pourrait reprendre au premier courant d’air. Ça lui donne l’air triste, comme si toute sa famille avait péri dans l’incendie. Il m’assure que je finirai bien par rencontrer quelqu’un, mais c’est à peine si s’allume une lueur dans son regard quand je lui dis que moi, contre l’amour, je suis ignifugé.
Et puis, au bal du 14 juillet dans la cour de la caserne, il y eut Barbe, que tout le monde appele Barbie. Une jolie poupée, belle à s’en ronger les ongles. C’est elle qui m’a repéré. Je me tenais adossé contre la porte du garage des ambulances de secours aux brûlés et aux asphyxiés. Elle est venue vers moi et m’a demandé si je voulais bien danser avec elle. J’ai hésité une seconde, car je trouvais qu’elle était petite, alors que moi, je dépasse largement la taille minimum requise pour être pompier professionnel. Je l’ai prise dans mes bras, elle m’a semblé légère comme les lances à incendie que nous utilisons pour les feux d’appartement, et nous avons commencé à valser. Nous avons tourné de plus en plus vite, jusqu’à ce que la cigarette de Ken, qui se tenait seul à quelques pas, appuyé nonchalamment contre le platane de la cour, finisse par dessiner une seule ligne continue, qui rougeoyait dans la nuit brûlante de l’été.
BARBE
J’ai rencontré Valentin au bal des pompiers du 14 juillet. J’habite en face de la caserne, et plutôt que la musique me fasse me retourner toute la nuit dans mon lit comme sur un gril, j’avais décidé d’aller voir. Ma vie était si légère en ce temps-là que je craignais qu’elle ne s’envole comme un bouquet de flammèches. L’amour, c’était pire encore, triste à composer le 18 pour appeler les secours.
J’avais mis une robe courte à fleurs, des souliers avec, pour paraître plus grande, un peu de talons, mais pas trop, afin de ne pas risquer de me tordre la cheville si l’occasion de danser se présentait, et peint mes lèvres de carmin. J’avais pris un sac à main minuscule et si vide que je pouvais le faire tourner au bout d’un seul doigt. J’y avais fourré un mouchoir parfumé à l’eau de violette, car il m’arrive de pleurer en revenant du bal, et mon cœur, pour le cas où. On ne peut pas savoir à l’avance, il suffit parfois d’une étincelle pour que ça s’embrase.
Ils avaient tendu des guirlandes et accroché des lampions. Une masse compacte de danseurs, au milieu de la cour, formait un chardon multicolore d’où jaillissaient des bras nus, comme des inflorescences, et des rires. Je faisais tapisserie et me morfondais depuis un bon moment, il me semblait être toute seule à être seule. Même les saucisses qu’on grillait dans un coin de la cour, à l’écart, où étaient disposés des bancs et des tables couvertes de nappes en papier blanc, étaient venues en bandes qui grésillaient joyeusement sur les charbons ardents.
Je m’éloignai de la fête vers la pénombre, où des couples s’embrassaient, et remarquai un pompier, adossé seul à un platane, un genou plié. J’ai appris plus tard, après sa mort tragique, qu’il s’appelait Ken, et juste avant la crémation, le capitaine a dit son grade, mais je me rappelle seulement qu’il conduisait les véhicules d’intervention. Il fumait une cigarette, avec laquelle il dessinait dans l’air des arabesques, et regardait dans ma direction, d’un regard qui me traversait comme si je n’étais que de la fumée, mais si intensément que je me retournai. C’est alors que j’aperçus Valentin, debout devant le portail d’un garage, seul, l’air de s’ennuyer, un vague sourire aux lèvres. J’éprouvai soudain l’envie qu’il me fasse danser et me dirigeai vers lui. Il eut une seconde d’hésitation avant de me prendre dans ses bras, puis il m’étreignit et nous nous élançâmes. Comme il est très grand, j’appuyai ma joue contre sa poitrine, et sentis battre son cœur. L’orchestre jouait une valse.
KEN
Le bal battait son plein. Je me tenais à l’écart, en tenue de service, car ce soir-là j’étais d’astreinte. Valentin, lui, était très beau et portait la tenue de cérémonie, avec la chemise bleu ciel ornée sur le cœur de l’écusson de la brigade, qui représente une tour en flammes. Il traînait autour de la piste de danse, avec l’air maussade qu’il a souvent et qui lui va si bien, et vint s’appuyer contre la porte du garage des véhicules de premier secours, à quelques mètres de moi. A un moment, il tourna la tête et me fit un vague signe. J’allumai une cigarette, et m’amusai à tracer des lettres dans la nuit avec le bout incandescent, comme si je lui adressais un message, mais je savais qu’il ne pouvait pas le lire puisqu’il le voyait à l’envers.
Une fille s’approcha de moi, petite, assez mignonne, mais je ne la remarquai que quand elle bifurqua dans la direction de Valentin. Elle s’arrêta à deux pas de lui, il me sembla qu’elle regardait les flammes de son écusson tout en lui parlant. Je me redressai légèrement. Quelque chose flotta dans l’air, comme ces nuages de gouttelettes avec lesquels on attaque les gaz de combustion, puis il lui prit une main, enserra sa taille de l’autre, et ils commencèrent à tournoyer de plus en plus vite au rythme d’une valse, tandis que ma cigarette finissait de se consumer en me brûlant les doigts.
Je les croisai plus tard dans la nuit, essoufflés, elle lissant sa jupe, au moment où, l’astreinte terminée, j’allais me coucher dans la chambre que j’occupe au dernier étage de la caserne. Il me dit qu’elle s’appelait Barbe, comme la patronne des pompiers, des mineurs et des artificiers, et m’en aurait sans doute dit davantage, parce que nous sommes vraiment amis, mais comme l’orchestre attaquait une nouvelle valse, elle le tira en riant et l’entraîna dans la danse. Je reconnus la Valse triste.
VALENTIN
Je m’éveillai aux premières lueurs du jour. Barbe dormait encore, souriant dans son sommeil, la tête sur ma poitrine. Le magnifique feu d’artifice, avec un bouquet final époustouflant, s’était tu depuis longtemps, mais j’entendis soudain une détonation formidable, que je pris d’abord pour l’explosion d’un pétard, avant de réaliser qu’elle provenait de la caserne même. Les gars sortirent d’un coup de leur chambre, leurs petites amies passèrent leur têtes ébouriffées dans le couloir, et nous nous précipitâmes tous dans l’escalier.
Quelques jours plus tard, et parce que je lui avais dit que Ken avait été mon meilleur ami, Barbe voulut m’accompagner à la cérémonie d’incinération. J’observai son profil adorable, tandis qu’elle regardait les flammes attaquer le cercueil, et je me demandai, parce que c’est mon métier, comment on pouvait éteindre l’incendie de l’amour.
Une fille s’approcha de moi, petite, assez mignonne, mais je ne la remarquai que quand elle bifurqua dans la direction de Valentin. Elle s’arrêta à deux pas de lui, il me sembla qu’elle regardait les flammes de son écusson tout en lui parlant. Je me redressai légèrement. Quelque chose flotta dans l’air, comme ces nuages de gouttelettes avec lesquels on attaque les gaz de combustion, puis il lui prit une main, enserra sa taille de l’autre, et ils commencèrent à tournoyer de plus en plus vite au rythme d’une valse, tandis que ma cigarette finissait de se consumer en me brûlant les doigts.
Je les croisai plus tard dans la nuit, essoufflés, elle lissant sa jupe, au moment où, l’astreinte terminée, j’allais me coucher dans la chambre que j’occupe au dernier étage de la caserne. Il me dit qu’elle s’appelait Barbe, comme la patronne des pompiers, des mineurs et des artificiers, et m’en aurait sans doute dit davantage, parce que nous sommes vraiment amis, mais comme l’orchestre attaquait une nouvelle valse, elle le tira en riant et l’entraîna dans la danse. Je reconnus la Valse triste.
VALENTIN
Je m’éveillai aux premières lueurs du jour. Barbe dormait encore, souriant dans son sommeil, la tête sur ma poitrine. Le magnifique feu d’artifice, avec un bouquet final époustouflant, s’était tu depuis longtemps, mais j’entendis soudain une détonation formidable, que je pris d’abord pour l’explosion d’un pétard, avant de réaliser qu’elle provenait de la caserne même. Les gars sortirent d’un coup de leur chambre, leurs petites amies passèrent leur têtes ébouriffées dans le couloir, et nous nous précipitâmes tous dans l’escalier.
Quelques jours plus tard, et parce que je lui avais dit que Ken avait été mon meilleur ami, Barbe voulut m’accompagner à la cérémonie d’incinération. J’observai son profil adorable, tandis qu’elle regardait les flammes attaquer le cercueil, et je me demandai, parce que c’est mon métier, comment on pouvait éteindre l’incendie de l’amour.
Merci chaleureux pour le plaisir de lecture.
RépondreSupprimerLes feux de l'amour peuvent être aussi dévastateurs que les incendies, volontaires ou non. Pauvre Ken !
RépondreSupprimerQuel brio Bricabrac ! Je me suis régalée. Merci.
La véritable histoire que l'on n'a jamais racontée aux petites filles...
RépondreSupprimerMerci pour ce beau récit, j'aime les histoires à plusieurs points de vue, Bricabrac
¸¸.•*¨*• ☆
très beau texte! merci !!!
RépondreSupprimerLa même histoire racontée par tous les protagonistes, un bel exercice ];-D
RépondreSupprimerEt du coup ce n'est plus la même histoire... Merci pour cette lecture
Supprimertrès beau récit avec les personnages qui content leur propre histoire ... très belle idée en tout cas !!
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